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Entre méfiance et confiance, le bio doit continuer à s’imposer

Alors que les dernières élections fédérales ont brisé la vague verte de 2019, constate-t-on le même phénomène dans les paniers des ménages suisses? Avec l’inflation actuelle, les produits bios font face à la méfiance de certains consommateurs, tandis que d’autres ne jurent que par eux. Enquête.

Manger bio, c’est logique. Tel est le slogan proposé par plusieurs maraîchers pour vendre leurs produits. Mais ces derniers, qui se sont imposés depuis plus de trois décennies, ont-ils pour autant toujours la cote auprès des Suissesses et des Suisses? Les consommateurs, tout comme les agriculteurs, font preuve de méfiance ces dernières années. Entre inflation, préoccupations écologiques ou encore soutien à l’agriculture locale, le dilemme existe réellement. Alors, bio ou pas bio?

Pour certains consommateurs et producteurs, c’est évident: le label au bourgeon n’est qu’une étiquette pour faire joli sur un produit. En pleine période de colère paysanne, les contradictions des produits bios sont pointées du doigt.

Bertand Joy exploite un domaine à Mannens dans la Broye fribourgeoise. Pour lui, il ne fait aucun doute que «le bio n’est qu’une vaste fumisterie marketing. C’est un argument pour vendre un produit, mais derrière il n’y a aucune justification. On fait croire aux gens un tas de choses juste pour augmenter les prix!»

Dans le viseur du Fribourgeois: les grands distributeurs et les marges tout aussi conséquentes que mystérieuses qu’ils prélèvent sur le bio. Les deux géants Coop et Migros clament qu’ils ne touchent pas de marges injustifiées, ou que si elles existent effectivement, c’est en raison des coûts de production.

Un cadre légal soit mis en place pour permettre au consommateur de connaître le système qu’il rémunère lorsqu’il fait ses courses Fédération romande des consommateurs

Ils ne dévoilent néanmoins rien de leurs chiffres d’affaires réels sur le bio. Contactée par nos soins, la Fédération romande des consommateurs (FRC) assure faire pression pour qu’«un cadre légal soit mis en place pour permettre au consommateur de connaître le système qu’il rémunère lorsqu’il fait ses courses».

Selon les chiffres officiels des divers acteurs du marché, le bio se porte même très bien en Suisse et la satisfaction est de mise. «Si l’on regarde l’évolution du marché sur le long terme, les ventes ont augmenté de 10 à 15% ces dernières années», sourit Tristan Cerf, porte-parole de Migros.


Il y a eu une petite baisse à l’été 2022, après des années Covid marquées par une croissance exceptionnelle. Mais depuis Noël de la même année, les ventes se sont à nouveau normalisées, rapporte-t-il. Le géant orange rechigne toutefois à nous donner des chiffres précis sur les deux dernières années.

Le bio en Suisse: Chiffre d’affaires total de 2016 à 2022

Même son de cloche du côté d’Aldi-Suisse, qui a lancé son propre label bio en 2022. «Ces dernières années, la demande pour ce type de produit a fortement augmenté», étaie Kevin Keller du service de presse du discounter. «Actuellement, nous nous réjouissons particulièrement du développement de notre marque bio ‘Retour aux sources’. En 2023, son chiffre d’affaires a augmenté jusqu’à 35% par rapport à l’année précédente.»

Difficile néanmoins d’obtenir des chiffres plus étayés chez les grands distributeurs pour tenter d’observer une éventuelle chute des ventes de produits bios. Il faut donc se tourner vers l’instance qui accorde le label au bourgeon: Bio Suisse.

L’association  a également de quoi se réjouir puisque 54% de la population indique manger du bio au moins une fois par semaine en 2022. «Pour 100 francs dépensés pour leur alimentation, les Suisses dépensent 11,20 francs pour le bio», précise Pascal Olivier, responsable de l’antenne romande de l’organisation. Ce chiffre était de 10,80 francs en 2021.

A la lecture de ces chiffres, les consommateurs suisses ne vivent pas de désamour vis-à-vis du bio, du moins dans les grandes surfaces.

Des contraintes pesantes

La réalité est toutefois moins rose (ou moins verte c’est selon) lorsque l’on s’approche des producteurs. Guy Corbaz gère une ferme collective au Mont-sur-Lausanne. Pour lui, il ne fait pas de doute: produire bio est une nécessité pour l’environnement. Mais il le fait essentiellement par conviction. Car pour le reste, il est soumis à de nombreuses contraintes, notamment administratives, qui pèsent au quotidien sur son exploitation.

Un constat partagé par Bertrand Joy à Mannens: «Il y a toujours plus de normes à respecter et de contrôles dans notre pays. Et dans ce sens, un agriculteur non bio suisse est déjà bien plus proche du bio qu’un agriculteur conventionnel d’un autre pays!» Pour lui, le label IP Suisse suffit largement à satisfaire les exigences écologiques d’un produit ou d’une exploitation.

Une réalité que ne nie pas Bio Suisse. «C’est vrai que certains labels sont déjà exigeants chez nous, confirme Pascal Olivier, mais Bio Suisse veut aller au bout de la démarche et en faire le maximum possible. C’est l’avenir qui est en jeu.»

Se rapprocher des producteurs

Autre difficulté rencontrée par les producteurs bios: la vente directe. Selon Mathieu Glauser, vice-président de Bio Vaud, le consommateur retourne en grande surface et délaisse la vente directe depuis la fin du Covid.

Une situation que déplore aussi Guy Corbaz au Mont-sur-Lausanne, d’autant plus que les consommateurs se font avoir par les marges évoquées plus haut: «La grande distribution fait du bio un produit de luxe. Cela n’est pas normal. Mon slogan à moi est: le bio est un droit et non un privilège! En ce sens, parvenir à le rendre accessible est vraiment un défi.»

Mathieu Glauser de Bio Vaud l’affirme: «Il va falloir trouver des solutions à l’avenir pour pousser le consommateur à se rapprocher des producteurs bios. C’est la seule solution pour lutter contre les marges excessives.»

Solution envisageable: faire venir les producteurs en ville dans des lieux fixes. C’est ce que propose l’épicerie Bio 26, à Fribourg. Cette dernière a pour concept de se passer des intermédiaires pour permettre un prix au plus proche de celui des paysans, dans un magasin permanent, en plein centre-ville. «Cela fait une dizaine d’années que je constate une courbe toujours plus orientée vers le haut quant à la consommation ici», décrypte un agriculteur sur place.

Économie ou Écologie: Un choix cornélien

Autre frein à la consommation de bio, et pas des moindres: l’inflation. Pascal Olivier, de Bio Suisse, attire l’attention sur le fait que les consommateurs ont réduit leurs dépenses alimentaires de manière générale. La part dépensée par les Suisses dans les grands magasins est aussi en recul depuis la pandémie. Cela représente une chute de 5% entre l’avant et l’après Covid. «Mais sur le total, la part dédiée au bio augmente quand même», relativise-t-il.

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Bio ou pas bio? Pas facile de s'y retrouver avec un petit budget

Il faut dire que les consommateurs suisses font souvent confiance au bio. À l’instar de cette quadragénaire qui fait ses courses au cœur de Lausanne. «J’achète bio en premier lieu pour préserver un peu ma santé, car c’est quand même le seul moyen de s’assurer qu’il n’y ait pas de pesticides», glisse-t-elle.

Ce que les gens veulent savoir, c'est à qui cela profite! Emma, étudiante

Chez les jeunes, c’est le tiraillement qui est de mise, entre sentiment de se faire avoir par les prix mais une certaine conscience écologique: «Je pense qu’il y a une sorte de raz-le-bol général au niveau des prix», estime Léa. Cette étudiante précise: «C’est une question d’éthique. On sait que manger bio, c’est bien. Mais ce n’est pas accessible, cela enrichit les distributeurs, en plus d’être souvent suremballé. Quand j’achète un produit, j’aime aussi soutenir l’agriculture locale, ce qui n’est pas garanti avec le bio», ajoute-t-elle.

Une confiance intacte

Une idée largement partagée: «Je consomme environ 80% de mon alimentation en bio pour soutenir les paysans», estime cette Fribourgeoise rencontrée chez Bio26. Et c’est peut-être le point qui met tout le monde d’accord. La Fédération romande des consommateurs indique, en se basant sur plusieurs de ses études que «les consommateurs veulent payer un prix qui rémunère justement le producteur et non les marges excessives.»

Du côté de Bio Suisse, on abonde. La confiance est de mise auprès des producteurs: «Nous n’avons jamais reçu de critiques des consommateurs sur les prix fixés par les paysans. Les gens comprennent bien nos impératifs. En revanche, ce sont les marges perçues par les distributeurs qui font débat.» Lorsque les produits sortent de l’usine et qu’ils ont estampillés avec le bourgeon, Bio Suisse n’a en effet plus de contrôle sur eux. Une façon aussi pour l’association de rassurer: il n’y a pas de clivage entre les agriculteurs bios et conventionnels.

 

On l’aura compris, le principal frein à la consommation de bio réside dans les marges perçues par les distributeurs. À Lausanne, il suffit de faire quelques mètres, en dehors du marché, pour s’en rendre compte. «Pour moi, c’est trop cher», affirme clairement ce cinquantenaire. «Je ne peux tout simplement pas me permettre de privilégier le bio.»

Un fossé qui se creuse?

Est-ce à dire que le fossé se creuse entre ceux qui consomment toujours plus de bio et ceux qui ne peuvent pas s’en offrir ou qui n’y sont pas convertis? Pour ce maraîcher de Luchino culture bio à la Croix-sur-Lutry, c’est n’est pas impossible: «C’est vrai que nous tournons bien avec nos produits. Nous avons environ 400 clients sur sept heures de marché. Mais ce sont souvent les mêmes. Ils reviennent, et peu importe finalement l’évolution du prix. Certains demandent un peu pourquoi il y a des variations de temps en temps, mais ils achètent quand même, car ils sont convaincus.»

Consommateur ou producteur, bio ou conventionnel, nous sommes tous dans le même panier Une maraîchère bio à Lausanne

Quant à Pascal Olivier de Bio Suisse, il estime que le constat mérite une étude plus poussée. Pour lui, le bio doit de toute manière innover pour l’avenir. Il assure percevoir une «petite frilosité», un début de défiance envers le bio, en grande partie à cause de ces fameuses marges: «C’est à nous, les producteurs, de développer davantage les épiceries participatives, comme Bio26 à Fribourg. C’est à nous d’imaginer des moyens de rapprocher les Suisses des paysans…

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