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Dans les bars jurassiens,
la cigarette a droit de cité

Irréductible réfractaire à l’interdiction de fumer, le Jura est le seul canton romand à autoriser les établissements fumeurs. Ce territoire qui abrite la manufacture de cigarettes British American Tobacco a opté pour un équilibre entre santé publique et intérêts économiques. Enquête.

Par Aude Zuber

A partir des années 2000, les cantons romands ont tour à tour banni la fumée de leurs établissements publics. A l’exception du Jura qui autorise encore des restaurants et des bars fumeurs. Le 26ème canton applique la loi fédérale sur la protection contre le tabagisme passif (LPTP) et n’a pas souhaité comme ses homologues romands un durcissement la LPTP par l’édiction de lois cantonales plus sévères.

La LPTP interdit de fumer dans les espaces fermés accessibles à la population, les locaux de travail et dans les établissements publics, mais prévoit certaines exceptions. Si la superficie des restaurants, bars et boîtes de nuit jurassiens n’excède pas 80 m2, ceux-ci ont la possibilité de devenir des lieux fumeurs. La loi autorise également l’installation de fumoirs dans les établissements publics, cependant ils ne doivent pas dépasser le tiers de la surface totale. Ces deux types d’espace doivent en plus être dotés d’une ventilation répondant à une certaine puissance.

Le canton du Jura compte neuf établissements fumeurs. Parmi ceux-ci, on recense le bar Bla bla, à Delémont. Son tenancier Fabrice Schindelholz déclare avoir obtenu sans difficulté l’autorisation en 2011. «Mon prédécesseur a engagé un professionnel pour installer la ventilation et des collaborateurs du Service de l’économie et de l’emploi sont venus voir si elle répondait aux normes. Ils ont en plus mesuré le bâtiment», détaille le patron.

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Le tenancier Fabrice Schindelholz montre comment fonctionne la ventilation du Bla Bla bar. Il règle son volume de débit en fonction de la quantité de fumée se trouvant dans l'établissement.

© Aude Zuber

En ce qui concerne les fumoirs, les tenanciers peuvent ouvrir un tel espace sans en informer les autorités. «A l’inverse des établissements fumeurs, les exploitants ne sont soumis à aucune autorisation», relève l’hygiéniste du travail Jean Parrat. Le Service de l’économie et de l’emploi, chargé des demandes d’autorisation et des contrôles, possède une liste de ces établissements, bien qu’elle ne soit pas exhaustive. «A ce jour, onze fumoirs sont connus de notre administration», précise Jean Parrat.

Contrairement aux établissements fumeurs, les fumoirs ne constituent pas une exception jurassienne. Les autres cantons romands autorisent également ces espaces. Mais les règles appliquées sont plus strictes par rapport au Jura. Seuls des fumoirs sans service y sont autorisés, à l’exception du canton de Berne qui l’autorise. Néanmoins, l’exploitation de fumoirs bernois requiert une autorisation délivrée par les Préfectures régionales.

Infographie: la politique en matière de tabagisme passif adoptée par les cantons.

Le manque d’uniformité en termes de législation concernant la fumée passive fait polémique en Suisse. Daniel Rebetez qui exploite depuis 30 ans le bar-restaurant de l’Ours, localisé à Moutier (BE), dénonce une concurrence déloyale. «Les clients font dix minutes en bagnole et ils sont au paradis des fumeurs», s’insurge-t-il. Il n’a pas installé de fumoir, comme le permet la législation bernoise, pour des raisons financières et techniques. «Je n’avais pas 30’000 francs à investir dans une ventilation. Et il faut aussi répondre à certains critères techniques que je ne remplissais pas forcément. Les autorités font tout pour nous couler!» Philippe Receveur, ancien ministre de la santé qui a participé à l’adoption de la LPTP, estime que cette concurrence entre cantons fait partie du jeu du fédéralisme, comme c’est le cas avec la fiscalité.

Un contrôle minimal

Les installations du tenancier Fabrice Schindelholz n’ont plus fait l’objet de contrôle depuis l’ouverture de son bar fumeur. «Les collaborateurs du Service de l’économie et de l’emploi ne sont jamais revenus voir si tout fonctionnait ou vérifier que je réglais correctement ma ventilation, c’est-à-dire au bon débit», indique le patron du bar Bla Bla. Interrogé sur la fréquence des contrôles, l’hygiéniste du travail Jean Parrat explique que leur nombre varie d’une année à une autre. En 2017, aucune vérification n’a été accomplie. En 2016, le chiffre de trois est avancé.

Pour Jean Parrat, le Service de l’économie et de l’emploi n’est pas laxiste, mais applique parfaitement la loi. «La LPTP ne stipule pas le nombre de contrôles à effectuer par année. Pour les nouveaux établissements qui deviennent fumeurs, nous examinons l’ensemble des exigences techniques qui se trouvent à l’article 4 et 5 de ladite loi, comme le taux de renouvellement d’air de la ventilation», explique le responsable.

En cas de transgression de la loi, une amende jusqu’à 1000 francs peut être octroyée. Bien que la police et le Service de l’économie et de l’emploi aient formulé trois dénonciations, le Ministère public du canton du Jura n’a délivré aucune sanction. Sollicitée, la procureure générale Valérie Cortat a déclaré ne pas pouvoir apporter d’explication sur la non poursuite de ces cas. Selon elle, l’étude d’un tel dossier clos aurait été trop compliquée et le temps alloué trop important.

Une loi fédérale «équilibrée»

Les autorités jurassiennes appliquent correctement la LPTP, bien que celle-ci soit permissive. Selon Philippe Receveur, un durcissement de ladite loi aurait été difficile, voire impossible à mettre en place dans les délais impartis. «Une bataille contre la montre se jouait. Nous étions à moins de deux ans avant l’entrée en vigueur de la LPTP et les députés ne montraient aucun enthousiasme à légiférer en faveur de mesures cantonales plus sévères.» Et l’ancien ministre d’ajouter: «Il faut aussi dire que le texte de la LPTP nous paraissait assez équilibré. Alors, nous avons jugé bon d’en rester là.»

Le Parlement jurassien avait effectivement envoyé un signal fort au Gouvernement. Une grande majorité de députés s’était opposée à une motion socialiste, qui demandait à l’exécutif de préparer les bases juridiques permettant de protéger efficacement la population contre la fumée passive dans tous les lieux publics intérieurs. Le principal argument brandi par les élus était la liberté. «Les restaurateurs devaient continuer à choisir s’ils voulaient un établissement fumeur ou non. De la même manière, les clients devaient rester libres d’aller boire ou manger où bon leur semble, un espace fumeur ou non», se souvient le député indépendant Raoul Jaeggi.

Son: l’hygiéniste du travail Jean Parrat explique qu’un durcissement de la loi aurait entraîné un surplus de travail administratif, que le canton ne souhaitait pas.

Une industrie du tabac forte

L’administratif a certes joué un rôle, mais les intérêts économiques a également participé de façon non négligeable dans la mise en place d’une politique permissive en matière de tabagisme passif.  La présence de la manufacture de cigarettes British American Tobacco (BAT), ex-Burrus, sur le sol jurassien, qui emploie près de 300 collaborateurs sur le site de Boncourt, a influencé certains politiciens. Mais peu d’entre eux osent l’affirmer publiquement. Parmi eux figure le député démocrate-chrétien Paul Froidevaux: «En tant qu’ancien employé de BAT, j’ai pris en compte les intérêts économiques dans mon vote final.»

Vidéo: se basant sur des archives d’entreprise, l’historien de la santé Jacques Olivier qualifie d’excellents les rapports entre le cigarettier et les politiques.

L’ancien ministre jurassien de la santé Philippe Receveur affirme n’avoir subi aucune pression lors de telles entrevues. Il est donc difficile de mesurer l’influence exercée par l’entreprise British American Tobacco sur les politiques. En revanche, l’apport fiscal de BAT pour la commune de Boncourt et le canton du Jura est connu. Bien que variant chaque année, le montant encaissé qui s’élève à plusieurs millions de francs représente une entrée d’argent substantielle pour les autorités. Une répercussion directe est perceptible pour les habitants de Boncourt qui bénéficient du plus faible taux d’imposition du canton.

Vidéo: l’ancien ministre Philippe Receveur défend son indépendance dans la délibération du projet de loi.

Du côté de la population jurassienne, l’attachement envers l’industrie du tabac semble aussi se vérifier. Lors de la votation du 23 septembre 2012, les citoyens suisses se sont prononcés sur l’initiative de la Ligue pulmonaire qui voulait interdire totalement les établissements fumeurs et les fumoirs. Ils l’ont balayée par 66% des votants. Dans le Jura, le non s’est élevé à 71,91%, avec un refus record à Boncourt – qui abrite l’usine de production BAT – , où 88, 17% des votants ont glissé un non dans les urnes.

Une exception revendiquée

L’exception jurassienne n’a pas l’air en danger à l’heure où circulent plusieurs initiatives demandant l’interdiction de la fumée sur les terrasses tessinoises. Dans le milieu associatif jurassien, on déplore le manque de moyens. «Nous veillons davantage à faire respecter la loi fédérale sur la protection contre le tabagisme passif, plutôt que d’agir au niveau politique en mettant la pression pour obtenir un durcissement de la loi», explique Carine Lehmann, cheffe de projet au centre d’information pour la prévention du tabagisme Cipret Jura.

L’instance n’a pas non plus eu son mot à dire dans la politique en matière de tabagisme passif adoptée par le canton. Pour la bonne raison que Cipret Jura n’existait pas encore. «Ici, dans le canton du Jura, on est en retard. Ce n’est pas une thématique qu’on a pu débattre», ajoute Carine Lehmann.

Contactée, l’association OxySuisse active dans la lutte contre le tabagisme passif a déclaré ne pas être au courant que le Jura autorisait des établissements fumeurs. Ode Billard, membre du comité, juge cette situation inadmissible. «Nous allons poursuivre notre combat au niveau fédéral. Il faut mettre davantage de pression sur les politiciens fédéraux.»

Son: du côté du Service de l’économie et de l’emploi du canton du Jura, Jean Parrat tire un bilan plus que positif, huit ans après l’introduction de la LPTP.

La population semble également satisfaite de cette exception jurassienne en terre romande. Les citoyens ont déjà prouvé leur soutien par les urnes. De même, les clients interrogés dans des cafés jurassiens se sont montrés favorables au maintien de la politique actuelle. A l’instar d’un couple de retraités non-fumeurs qui ont défendu les établissements fumeurs. «On interdit déjà tout… Il ne faut plus boire, plus manger de sucre… qu’on nous laisse tranquilles», s’insurge l’homme. Et son épouse d’ajouter: «En plus, on ne sent quasiment pas d’odeur avec ces ventilations.»

Véritable atout pour le Jura, la politique en matière de tabagisme passif n’est pas prête de changer. Au plus grand plaisir des tenanciers, de nombreux clients romands apprécient venir consommer et fumer dans ce dernier bastion des fumeurs en Romandie. Le canton et la commune de Boncourt sont aussi gagnants avec les entrées fiscales apportées par l’entreprise BAT. La pression pour une interdiction des établissements fumeurs ne viendra pas non plus du milieu associatif. Cipret Jura ne possède tout simplement pas les moyens pour agir et OxySuisse mène le combat au Parlement fédéral et non pas auprès des autorités cantonales. En conservant la liberté de fumer, les citoyens semblent aussi y trouver leur compte.

© Aude Zuber

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