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Le grand méchant loup, un défi du monde sauvage

La présence du loup en Suisse attise les débats et suscite l’inquiétude du monde agricole. Et pour cause, le prédateur bouscule notre rapport à notre environnement. Il nous rappelle que la nature comporte des risques à affronter.

« Je rentrais d’une marche en montagne hier soir, la nuit tombait et un loup s’est mis à hurler une centaine de mètres au-dessous de moi. C’était magnifique! » Alexandre Scheurer, photographe naturaliste, évoque la rencontre de la veille avec ferveur, sa toute première avec un loup. Il attend depuis des années de croiser le chemin du prédateur. Mais pour celui qui est aussi historien de l’environnement, il s’agit surtout d’un signe qui ne trompe pas: « Maintenant on peut le dire : il est bien installé par ici. »

Cette affirmation se vérifie par les chiffres. Selon la fondation Kora, qui coordonne les recherches sur les grands carnivores en Suisse, on a constaté un doublement de quatre à huit meutes cette année, et une cinquantaine d’individus ont été identifiés sur le territoire en 2019. Un record absolu depuis le retour du canidé dans le pays en 1995.

Infographie: Le loup en Suisse, une croissance exponentielle

Depuis quelques années, la présence toujours croissante du loup est même visible en milieu urbain. Plusieurs vidéos amateurs le montrent se promenant près des habitations, parfois même en pleine ville. Chacune de ces apparitions connaît un fort retentissement médiatique. Elles suscitent toujours des réactions fortes et contrastées sur les réseaux sociaux: si certains s’enthousiasment face à un retour en force de la nature, d’autres craignent ce prédateur parfois trop opportuniste.

Vidéo: Quand le loup s’approche des zones habitées… 

https://youtu.be/Q3Md53SXCOM

Le fait est que le voisinage du loup n’est pas au goût de tout le monde, en particulier dans l’univers agricole. Pendant tout l’été 2019, les médias romands ont relayé des attaques sur les troupeaux de petit bétail, en Valais et dans le Jura vaudois. En septembre, l’Association romande sans les grands prédateurs (ARSGP) a organisé en Valais un feu de soutien en faveur des éleveurs… et contre le loup.

Les échos des agriculteurs touchés ont pris une ampleur particulière les mois suivants. Suite à un référendum, le peuple votera le 27 septembre sur la révision de la loi sur la chasse, qui faciliterait le tir d’espèces protégées, dont le loup. Bien que le canidé ne soit pas le seul animal concerné, il s’est rapidement retrouvé au centre de discussions houleuses. Selon ses opposants, loup n’a simplement plus sa place dans le paysage helvétique après un siècle d’absence.

Menace réelle, dégâts modiques

« On approche des 300 animaux de rentes massacrés par le loup chaque année, rien qu’en Valais. C’est important et problématique. Beaucoup d’éleveurs songent à arrêter d’élever des moutons. » Pour Grégory Logean, président de l’ARSGP et député UDC au Grand Conseil valaisan, le loup constitue une menace pour tout le secteur de l’élevage ovin. Pourtant, les statistiques pointent vers une tout autre réalité.

Premièrement, les chiffres de l’Office fédéral de l’agriculture montrent que les élevages ovins sont certes en diminution année après année. Mais l’arrivée du loup n’a pas accentué ce déclin. Au contraire: il semble ralentir depuis 2015, alors même que les attaques du prédateur ont sensiblement augmenté depuis cette année-là. Quant à l’élevage de chèvres, un petit bétail moins répandu mais aussi concerné par les attaques de prédateurs, il est même en augmentation depuis 5 ans.

D’autre part, en comparant le nombre total de moutons élevés en Suisse avec le nombre d’animaux de rentes tués par le loup et dédommagés par les cantons suisses sur la seule année 2018 (chiffres issus de l’Office fédéral de la statistique et de la Kora), on s’aperçoit que loup représente… moins de 0,2% de pertes sur le total du cheptel suisse.

Infographie: Les dégâts du loup, une question de perspective

Mais si les chiffres sont faibles, les attaques sont devenues un danger contre lequel il serait inconscient de ne pas se protéger. Véronique Granger garde ses moutons en estivage dans un alpage du Val d’Illiez (VS). En trois attaques cet été, elle a perdu 30 bêtes sur un troupeau d’un millier de moutons. « Sur le moment, c’est très dur. On ratisse l’alpage, on n’arrête pas de trouver des cadavres. Aujourd’hui, je suis fatiguée psychologiquement. Tout l’hiver, j’ai l’impression de travailler dans le vide. A quoi bon élever des agneaux pour les mettre dans la gueule du loup l’été venu? »

A quoi bon élever des agneaux pour les mettre dans la gueule du loup l’été venu? Véronique Granger, éleveuse

Les bergers connaissent bien l’habitude du loup de tuer du bétail sans le manger. Ses attaques, si elles ne sont pas si fréquentes, restent meurtrières et traumatisantes. Les éleveurs sont contraints de s’en prémunir. Le problème que pose le loup n’est donc pas le nombre absolu de ses victimes. C’est qu’il représente un nouveau risque environnemental à gérer. Les solutions existent, mais leur mise en application est en train de transformer la montagne et ses usagers.

Un risque qu'il faut gérer

A la belle saison, Damien Jeannerat garde ses moutons sur un alpage au-dessus de Derborence avec l’aide de six bergers des Abruzzes: « Grâce à eux, je n’ai pas subi d’attaque de loup. Dans certains pays, les bergers ont l’habitude de vivre avec les prédateurs, c’est d’ailleurs de là que viennent mes chiens. »  Si les chiens de protections semblent efficaces, l’éleveur a dû s’adapter à cette nouvelle manière de travailler. Il garde lui-même ses moutons en montagne l’été venu, et exploite un alpage isolé, très loin des circuits de randonnées.

En effet, le recours aux chiens soulève deux problèmes. D’une part, il nécessite la présence permanente d’un humain, ce qui entraîne des coûts pour les éleveurs. « La Confédération a pris acte de cette évolution du pastoralisme », explique Jean-François Dupertuis, conseiller agricole au syndicat Prométerre. « Depuis 2014, les paiements directs ont augmenté pour l’agriculture de montagne. Mais ils restent insuffisants pour couvrir les mois de salaire des bergers… »

D’autre part, les chiens ne font pas bon ménage avec les touristes. Eva et Christian Porchet en ont fait l’amère expérience. Sur leur alpage du Jura vaudois, où passent plusieurs centaines de randonneurs chaque jour, leur chienne Flora a pincé un promeneur.  En procès depuis deux ans, l’animal n’a pas le droit de travailler avant le verdict du juge. Eva Porchet n’est pas optimiste. « Le vétérinaire cantonal a évalué Flora comme n’importe quel chien d’appartement, alors qu’elle n’est pas dressée comme tel. Et la loi n’offre pas de protection particulière à ces chiens de travail. »

Audio : «Si vous êtes vraiment amoureux de la nature, laissez-nous travailler!»
Intervenante : Eva Porchet, éleveuse

Une situation délicate pour le couple qui a subi plusieurs attaques du loup ces dernières saisons. Eva Porchet ne se sent pas soutenue par les autorités, qui semblent favoriser le tourisme à leur exploitation: « Les touristes devraient lire les panneaux et respecter les consignes de sécurité autour des troupeaux… Mais quand il y a un incident avec un chien, ce sont les éleveurs qu’on considère comme des criminels ! Nous songeons à ne plus monter à l’alpage et à engraisser en plaine. »

De fait, les mesures prises par la Confédération dans le cadre de son « Plan loup » n’ont pas été élaborées en fonction des besoins des agriculteurs. C’est ce dont témoigne le principal document de mise en œuvre de ce plan, une aide à l’exécution pour la protection des troupeaux publiée par l’OFEV. « La brochure est destinée aux éleveurs, mais elle concerne avant tout le tourisme », explique Jean-François Dupertuis. « Elle précise ce qu’ils doivent entreprendre pour un bon voisinage avec les randonneurs. C’est à ces conditions qu’ils toucheront des subventions. » De son côté, l’OFEV n’a pas donné suite à nos multiples demandes d’interview.

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Eva et Christian Porchet, éleveurs, exploitent un alpage dans le Jura Vaudois. Ils hésitent à y retourner cette année.

Jean-Marc Landry, biologiste et éthologue, voit aussi d’un œil critique la gestion du loup par les autorités. Il travaille depuis des années avec les éleveurs pour étudier le comportement du prédateur autour des troupeaux. « Il faudrait appliquer rapidement une mesure très concrète: nous devons considérer le loup comme un aléa naturel, à l’instar des avalanches. Il y a des similitudes importantes entre la gestion de ce risque et celle du loup. Comme un guide de montagne, un éleveur doit avoir des outils pour évaluer le risque et prendre les décisions adéquates. »

Mais s’ils sont en première ligne, les décisions n’incombent pas aux seuls éleveurs. « La gestion de ce risque est aussi le devoir de notre société », ajoute le scientifique. « Si on veut du pastoralisme et des loups, il faut donner aux agriculteurs les moyens de se protéger. Les autorités doivent informer le public sur les loups et les chiens, intervenir en cas de problème et soutenir les éleveurs! »

Audio: Le loup, une occasion de parler du travail des éleveurs
Intervenant: Jean-Marc Landry, biologiste et éthologue spécialiste du loup

La menace de la forêt

La gestion du risque loup, bien réel pour les agriculteurs de montagne, est donc paradoxale et lacunaire. Cela implique deux conséquences qui pourraient bien compliquer davantage la cohabitation avec le loup, et transformer en profondeur le paysage naturel du pays.

Si les éleveurs, à l’instar des Porchet, décident de quitter les alpages, leur choix ne se répercutera pas sur les statistiques des élevages. En revanche, cela risque d’accentuer un phénomène inquiétant. L’OFS estime que la Suisse perd chaque jour l’équivalent de trois terrains de football d’alpage au profit de la forêt. En cause: les exploitations de montagne qui disparaissent et n’entretiennent plus les pâturages d’altitude. L’exemple des deux éleveurs vaudois montre que le loup constitue la contrainte de trop pour un secteur déjà sous pression.

On a conféré depuis longtemps un rôle aux éleveurs : nourrir le pays et aménager les territoires. Le loup, lui, incarne la friche, la forêt. Geneviève Carbone, ethnozoologue

« Un alpage reste de l’ordre du domestique », expliquait déjà l’ethnozoologue Geneviève Carbone à France TV Info en juillet 2017. « Cela pose problème d’avoir une immersion du sauvage sur un espace dévolu au domestique. On a conféré depuis longtemps un rôle aux éleveurs : nourrir le pays et aménager les territoires. Le loup, lui, incarne la friche, la forêt, tout ce qui n’est absolument pas domestique. »

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Logean
Grégory Logean, président de l'ARSGP, craint que le loup ne finisse par s'en prendre à l'homme

La deuxième conséquence de la mauvaise gestion du loup est liée à cette irruption du sauvage incontrôlable: la peur d’une attaque sur l’homme. Elle ressurgit ponctuellement dans le débat autour de la révision de la loi sur la chasse. « Ils se promènent près des habitations, là où des enfants vont à l’école », explique Grégory Logean, fer de lance des partisans de la révision en Valais. « Et il y a des meutes maintenant! Que se passera-t-il si une louve sent ses petits menacés? »

Quand on parle du loup, les croyances et les intuitions l’emportent sur les faits établis par la science. Raphaël Arlettaz, professeur de biologie à l'Université de Berne

Cependant, cette crainte repose plus sur une histoire enfouie que sur des faits récents. Si deux cas mortels ont été dernièrement documentés en Amérique du Nord, « le loup n’a plus tué d’humain en Suisse depuis le développement des armes à feu, soit le début du 17e siècle », précise Alexandre Scheurer.

La peur d’une attaque mortelle, alors qu’elle ne s’est pas vérifiée depuis quatre siècles, interpelle les biologistes spécialistes du canidé. « Nous sommes peu écoutés », déplore Raphaël Arlettaz, professeur de biologie de la conservation à l’Université de Berne. « Quand on parle du loup, les croyances et les intuitions l’emportent sur les faits établis par la science. Il fait peur parce qu’il a quelque chose d’incontrôlable. »

Vidéo: Il faut distinguer le loup dans la projection de l’homme et le loup réel.
Intervenant: Prof. Raphaël Arlettaz, Université de Berne

https://youtu.be/34xSj4z-4Mg

L'ennemi séculaire

Cela fait longtemps que le loup traîne sa mauvaise réputation. Certains historiens la font remonter au temps où l’homme s’est sédentarisé. Avant cela, les quelques sources disponibles laissent penser que les chasseurs-cueilleurs ne considéraient pas si négativement le prédateur, tout comme certaines civilisations amérindiennes, par exemple. La concurrence avec l’être humain a commencé avec l’arrivée de l’élevage, quand il s’en est pris aux troupeaux.

En Europe, l’Eglise en a fait une représentation du mal, au même titre que l’ours, d’ailleurs. Mais si ce dernier a toujours bénéficié d’un certain capital de sympathie dans la population, le loup était considéré très durement : dangereux, fourbe, et proprement diabolique. Alexandre Scheurer pointe l’habitude du loup de tuer sans manger: « Jusqu’au début du 20e siècle, notre société était très utilitariste: un animal qui s’attaquait par plaisir aux quelques bêtes d’une famille déjà pauvre ne pouvait être qu’une créature du diable. »

Vidéo : Le loup n’a pas sa place dans notre civilisation industrielle
Intervenant : Nicolas Schaffter, historien et philosophe, médiateur scientifique à l’Université de Lausanne

https://youtu.be/beblRihn600

Le loup est ainsi un animal parmi les plus porteurs de représentations culturelles. « Quand nos valeurs liées à la nature, la sauvagerie, la violence, la sexualité sont vues positivement, le loup devient un emblème », explique Geneviève Carbone. « A l’inverse, quand notre lien à la nature se distend, qu’elle devient inquiétante, qu’on est davantage dans une relation de maîtrise où la nature nous appartient, le loup devient l’espèce sur laquelle on projette nos craintes. »

Texte et multimédia: Noriane Rapin
Crédits photos: Keystone ATS, Unsplash, Noriane Rapin

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