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Le marché prometteur de l’immortalité en Suisse

Investissements à coups de millions de francs et recherches scientifiques alimentent le domaine de la longévité dont le but ultime est de repousser la mort à tout jamais. Des start-up romandes et alémaniques commercialisent des produits qui permettraient de jouir d’une vie plus longue et en bonne santé. Des promesses qui s’accompagnent de questions morales.

Tobias Reichmuth veut vivre jusqu’à 120 ans. Le tout, en parfaite santé. Cela va bien au-delà de l’espérance de vie en Suisse qui atteint, selon l’Office fédéral de la statistique, 82 ans pour les hommes et 86 ans pour les femmes avec une moyenne de 71 années passées en bonne santé. Pour y parvenir, l’homme d’affaires originaire de Liestal (BL) a changé ses habitudes dans sa vie privée. « Je consomme les compléments alimentaires produits par les compagnies que j’ai aidées à développer, j’ai modifié la manière de me nourrir,  j’installe actuellement chez moi un caisson cryogénique près de mon sauna, je suis un programme sportif basé sur l’analyse de mon propre ADN et j’essaie aussi de dormir davantage. »

Professionnellement, il s’est tourné vers le marché de la longévité pour en devenir un acteur majeur en Suisse. Après avoir fait ses armes dans le monde de la transition énergétique et dans celui de la crypto monnaie, l’entrepreneur a créé Maximon en 2021. La société basée à Zoug lève des fonds et les investit dans des start-up scientifiques opérant dans le domaine de la longévité. L’entreprise a permis le lancement de quatre jeunes pousses, elle a déjà récolté 30 millions de francs auprès d’investisseurs et vise les 100 millions.

Si vous vivez jusqu'en 2045 en bonne santé, vous n'aurez plus à mourir Tobias Reichmuth, fondateur de Maximon

Si l’immortalité n’est pas atteignable actuellement, cela ne serait qu’une question de temps. Lors d’une conférence sur la longévité donnée à Bienne en début d’année, Tobias Reichmuth a déclaré à son auditoire que « si vous vivez jusqu’en 2045 en bonne santé, vous n’aurez plus à mourir ». Une phrase qu’il a lui-même entendue quelques années auparavant et en laquelle il croit. L’objectif de repousser indéfiniment la mort est ainsi le but ultime de ce marché. Mais l’étape la plus proche pour l’instant est de vivre le plus longtemps possible en écartant les problèmes qui apparaissent avec le vieillissement. Il est notamment question de maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou de soucis physiques ou musculaires. Le Bâlois est convaincu que la longévité deviendra le marché le plus imposant de la planète car « tout le monde peut en être un consommateur puisque chacun aspire à vivre plus longtemps et en bonne santé », appuie l’entrepreneur lors de son discours à Bienne.

VIDEO – Tobias Reichmuth détaille l’intérêt du marché de la longévité (en anglais)

Des investisseurs riches et discrets

Le premier né de Maximon se nomme Avea. Sa cofondatrice, Sophie Chabloz, a bénéficié d’un fonds de 2,5 millions de francs levé par Tobias Reichmuth. « Je n’ai pas fait d’études dans le business. Je suis scientifique et je n’aurais pas pu lancer ma propre start-up. Maximon m’a permis de disposer d’un réseau et d’argent », loue celle qui a démarré son aventure entrepreneuriale en 2021 après avoir décroché un master en sciences alimentaires à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Avea propose notamment des compléments alimentaires qui permettraient d’obtenir plus d’énergie grâce à des bioéléments actifs sur la NAD+, une coenzyme cellulaire que notre corps utilise comme carburant et qui décline avec l’âge. Comptez 39 francs pour un flacon de 30 capsules. La petite entreprise commercialise aussi toute une gamme de produits allant des gélules à 95 francs pour augmenter l’élasticité de la peau à une poudre à diluer pour 79 francs qui active le collagène en passant par un pack à 229 francs qui contient une série de traitements basée sur un test ADN. L’an dernier, la start-up de Sophie Chabloz, aussi basée à Zoug, a réalisé un chiffre d’affaires de 500’000 francs. Pour 2023, elle vise les 3 millions, soit six fois plus.

Le marché mondial de la longévité pèserait actuellement 25 milliards de dollars, selon le cabinet Allied Market Research. Il devrait atteindre 44 milliards en 2030.

Cette nouvelle branche a pris racine aux Etats-Unis lorsque de grands noms de la Silicon Valley, comme le patron d’Amazon Jeff Bezos qui a investi en Californie dans Altos Labs ou Google qui détient Calico, ont tourné leurs yeux et leur compte en banque vers ce secteur en plein essor.

La Suisse, terre de biotechnologies, de la pharma et des imposantes fortunes, pourrait bien aussi devenir une place forte de la longévité. L’ébullition de ce marché se matérialise à l’intérieur de nos frontières en des rencontres entre entrepreneurs, chercheurs et investisseurs. Deux rendez-vous à ne pas manquer pour ceux qui veulent défier la vieillesse:  le Longevity Investors Lunch qui s’est tenu le 18 janvier dernier à Davos, en marge du Forum économique mondial, et aussi le 25 mai. Et puis la Longevity Investors Conference à Gstaad dont la 3e édition se déroulera du 27 au 29 septembre prochains. Maximon est impliquée dans l’organisation de ces deux événements.

VIDEO – La Longevity Investors Conference retrace les moments forts de sa 2e édition (en anglais)

Les participants à ces rencontres sont triés sur le volet. Par exemple, pour celle ayant eu lieu dans les Grisons fin mai, la société de Tobias Reichmuth n’a admis que les investisseurs institutionnels, comme les organismes de fonds de placement, prêts à injecter 500’000 francs au minimum dans son portefeuille d’investissement destiné au marché de la longévité.

Beaucoup d'investisseurs viennent d'Europe et certains sont très riches Sophie Chabloz, cofondatrice de la start-up Avea

De nombreux intervenants prennent part à ces rendez-vous afin d’étayer les avancées scientifiques réalisées dans le domaine, de dévoiler les objectifs futurs ou encore de présenter les produits commercialisés par les start-up. Parmi les « experts » conviés, le professeur en génétique à l’université d’Harvard David Sinclair, le biogérontologue américain et l’une des figure de proue du transhumanisme Aubrey de Grey ou encore Sophie Chabloz. La cofondatrice d’Avea dépeint un profil vague des investisseurs qu’elle a eu l’occasion de rencontrer. « Ce sont des privés. Beaucoup d’investisseurs viennent d’Europe et certains sont très riches. Une vie longue et en bonne santé est l’une des dernières choses qu’on ne puisse pas s’offrir à l’heure actuelle. Leur intérêt vient de là », explique-t-elle.

Des investisseurs désireux d’intégrer le marché de la longévité, il en existe en Suisse. Dans une enquête publiée en 2018 et réalisée auprès de plus de 400 Helvètes millionnaires, UBS dévoile qu’en moyenne, ses riches clients « seraient prêts à sacrifier plus d’un tiers de leur fortune si cela pouvait leur garantir dix années supplémentaires de vie en bonne santé ».

La recherche scientifique en toile de fond

La longévité est un marché qui attire de riches investisseurs et commercialise différents produits. Elle est aussi un champ de recherche scientifique. Dans son laboratoire situé à l’Ecole polytechnique de Lausanne (EPFL), le docteur Maroun Bou Sleiman s’attèle à percer les mystères du vieillissement pour mieux les contrer. « Ce qui nous intéresse ce n’est pas de vivre longtemps mais plutôt de vivre longtemps et en bonne santé, nuance le chercheur. Nous avons observé des milliers de souris afin d’analyser leur processus de vieillissement aux niveaux moléculaires et cliniques », précise-t-il.

VIDEO – Le docteur Maroun Bou Sleiman explique les recherches effectuées dans son laboratoire à l’EPFL

Les échantillions récoltés auprès des rongeurs sont ensuite comparés avec des données humaines. « Nous tirons des parallèles entre les souris et les hommes en nous appuyant sur des techniques poussées en bioinformatique afin de trouver les raisons qui expliquent les différentes manières de vieillir pour savoir ensuite si nous pouvons agir sur ce phénomène ». Reste que, de l’aveu de Maroun Bou Sleiman, la longévité n’a pas donné lieu à des avancées majeures. Les enjeux restent actuellement la compréhension scientifique fondamentale des mécanismes du vieillissement.

La longévité est un espace de recherche, d’innovation et d’investissement dans lequel le privé et l’académique sont parfois amenés à collaborer. Dans le cadre d’un spin-off, le professeur à l’EPFL Johan Auwerx, physiologiste et biologiste moléculaire, a travaillé avec la start-up Amazentis (renommée Timeline depuis peu) implantée sur l’Innovation Park de l’EPFL et fondée en 2007 par l’ancien président de l’Ecole polytechnique de Lausanne Patrick Aebisher et le docteur en biologie Chris Rinsch. Ensemble, ils ont découvert une substance issue de la grenade, l’urolithine A, qui agirait de manière bénéfique sur les mitochondries, les centrales énergétiques de nos cellules.

VIDEO – L’EPFL schématise les effets de l’urolithine A sur les cellules du corps humain

 

Amazentis a synthétisé l’urolithine A pour l’intégrer à des pilules que l’entreprise commercialise. Le flacon coûte près de 180 francs pour 60 gélules, soit 3 francs le comprimé à prendre quotidiennement.

AUDIO – Chris Rinsch, cofondateur d’Amazentis : « Dès le départ, nous voulions créer la prochaine génération de nourriture basée sur la science »


Les sciences de la longévité intéressent autant le monde entrepreneurial que le monde académique. Selon Maroun Bou Sleiman, les investissements privés profitent au milieu universitaire. « Nous avons accès à des fonds que nous n’aurions pas avec le seul secteur public. Le privé nous permet de compléter nos ressources. Il s’agit d’une collaboration dont nous tirons bénéfice en publiant nos travaux. Mais nous ne faisons pas plus d’argent. L’important reste la science, la publication et les carrières de nos chercheurs ».

Beaucoup de produits sont purement basés sur le marketing Chris Rinsch, cofondateur d'Amazentis

Le risque est de voir la science devenir un simple argument marketing. Constater que le produit, ses effets ou encore sa composition ne sont le fruit que d’une mise en scène, une rhétorique basée sur l’image et le discours de pseudos experts scientifiques utilisés à des fins publicitaires. « C’est le problème avec beaucoup de produits vendus actuellement et qui sont purement basés sur le marketing afin de masquer des carences scientifiques, relève Chris Rinsch, qui assure ne pas user de cette pratique pour ses gélules. Nous réalisons des recherches pour les intégrer à notre produit et exécutons des tests avant de le commercialiser », appuie-t-il.

Vers la fin de l'Humanité?

Si les acteurs de la longévité tiennent leurs promesses et voient leurs recherches aboutir, des questions d’ordre moral émergeront. « J’ai le bonheur d’être grand-père. Nous avons l’habitude de vivre sur trois générations mais sommes-nous prêts à vivre sur davantage de générations? » questionne Patrick Aebischer, l’ancien président de l’EPFL et patron d’Amazentis.

Si nous atteignons l'immortalité, j’aurais le souci que nous ne survivions pas en tant qu’espèce humaine Ralf Jox, médecin et philosophe au CHUV et à l'UNIL

Mais est-ce la bonne question? « La génération la plus âgée rencontre déjà des problèmes pour comprendre ce monde. Elle est formée de personnes qui sont vivantes mais n’appartiennent plus vraiment à la société qui a rapidement évoluée. Ce phénomène pourrait s’accentuer », craint Ralf Jox, médecin palliativiste et philosophe au CHUV et à l’Université de Lausanne (UNIL), selon qui ce désir de repousser toujours plus la mort peut nuire à l’Humanité. « Le changement des générations fait partie de la vie. Nous avons besoin de nouvelles idées qui apportent un regard neuf sur certains problèmes. Sans cela, il y aura probablement moins de progrès sociétaux et culturels, moins de créativité. Si nous atteignons l’immortalité, j’aurais le souci que nous ne survivions pas en tant qu’espèce humaine ».

Ces questions morales et philosophiques se retrouvent dans les laboratoires mais leurs implications dépassent le cadre scientifique. « La société doit réfléchir aux conséquences d’une possible immortalité. Des personnalités de différents domaines devront se mettre autour d’une table et pas uniquement les scientifiques », projette Maroun Bou Sleiman. Mais même sans parler encore de vie éternelle, atteindre l’âge de 115 ans provoquerait déjà de grands changements selon Tobias Reichmuth. « Les carrières professionnelles pourraient devenir plus longues ce qui conduirait à davantage de changements d’emploi. Peut-être que l’université ne sera plus réservée aux 18-25 ans? L’éducation pourrait évoluer », imagine le patron de Maximon.

Dans les rues de Lausanne, l’accès à une vie éternelle ne fait pas forcément l’unanimité. Si certains trouvent l’idée intéressante, d’autres en revanche s’en méfient. « L’espèce humaine n’est pas faite pour vivre éternellement. Peut-être qu’en rapiéçant toutes les parties du corps nous y parviendrons. Mais ce n’est pas une vie », déclare avec scepticisme un passant.

VIDEO – Les Lausannois sont partagés concernant la vie éternelle

La société devra trouver des réponses aux potentiels changements provoqués par le marché de la longévité. Et il se peut que le temps presse car, pour plusieurs de nos interlocuteurs, l’humain qui vivra éternellement est sans doute déjà parmi nous.

Texte et multimédia Nicolas Meusy
Vidéo EPFL, Youtube

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