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La difficile revalorisation des invendus alimentaires

Chaque année, des milliers de tonnes d’invendus alimentaires sont jetés en Suisse. De nombreuses associations ont été crées pour lutter contre ce gaspillage alimentaire. Toutefois, des problèmes de logistiques et des divergences de valeurs entre acteurs de ce marché freinent la lutte contre ce gaspillage.  

Plus de 330 kilos de nourriture sont gaspillés chaque année par habitant en Suisse. Un triste constat relevé par le Conseil fédéral l’an dernier. Comme de nombreuses autres problématiques ces dernières années, celle du gaspillage alimentaire est pointée du doigt. Pour faire face à ce problème de société, de nombreuses associations sont nées à travers le pays pour tenter de gérer les invendus. Les producteurs et les distributeurs ont également pris de nombreuses mesures pour y faire face, mais tous les problèmes sont encore loin d’être réglés.

Donner ne résout pas le problème

À l’heure où l’écoresponsabilité des grands distributeurs est pointée du doigt, la lutte contre le gaspillage alimentaire peut également être un argument marketing pour ces derniers. En fin de journée, dans les allées des supermarchés Coop, il est fréquent d’apercevoir des articles à prix cassé avec l’autocollant “Valoriser plutôt que jeter“. Une démarche qui ambitionne sans doute de limiter le nombre d’articles jetés. Une façon d’afficher des ambitions vertes dans le but de réaliser un coup marketing ? La question du greenwashing se pose.

Près de 2,8 tonnes d’aliments toujours consommables sont jetés tous les ans en Suisse. (Photo : KEYSTONE/GAETAN BALLY)

Contactés, les porte-paroles de Coop et Migros tiennent pratiquement les mêmes discours : la lutte contre le gaspillage alimentaire leur tient à cœur. Les deux géants suisses de la distribution affirment que moins de 1%  des denrées alimentaires de leur production ne sont pas consommées par l’homme. Un point les unis encore : leurs articles invendus toujours consommables sont donnés à des associations caritatives.


Sur le papier, la pratique semble séduisante. Mais pour la conseillère nationale vaudoise Céline Weber, c’est insuffisant, pour elle qui a à cœur de lutter contre le gaspillage alimentaire. “Toute action qui y participe est la bienvenue. Mais on ne peut pas simplement mettre en avant le fait qu’on distribue gratuitement les invendus, et ne pas participer aux frais de logistique. On ne résout pas le problème et dans ce cas on peut appeler ça du greenwashing“, regrette la députée Verte libéral. Une problématique que souligne également la directrice marketing de la chaîne de boulangerie Aimé Pouly, Jessica Guzzo : “On a contacté des associations pour leur donner nos invendus, mais c’est trop compliqué pour elles de venir les chercher“.

Audio : “Il n’y a que 7% des invendus qui sont revalorisés“, explique Céline Weber (Conseil national, PVL)


Selon Céline Weber, ces problèmes de logistique ont un véritable effet négatif sur la lutte contre le gaspillage alimentaire. En effet, elle souligne que seul 7% des invendus sont revalorisés en raison du manque de moyens des associations pour acheminer toute cette marchandise. Nombreuses sont les associations qui y font face justement.

Par exemple, l’association Free Go, qui récupère des invendus et les redistribue gratuitement dans des frigos installés à divers endroit, fait face à de nombreux problèmes. Aucune aide financière de la part des politiques n’est attribué pour ce type de démarche. Il faut donc trouver les bénévoles pour aller chercher la marchandise et surtout les moyens pour la transporter. Un crowfunding a permis d’acheter une camionnette, mais il aura fallu lutter. Free Go n’est malheureusement pas la seule association qui est limitée dans ses démarches en raison de problèmes logistique.

Céline Weber affirme que seul 7% des invendus alimentaires sont revalorisés en Suisse.


Avec les 2,8 millions de tonnes de denrées alimentaires gaspillées en Suisse chaque année, il est clair qu’il faut une sacré organisation pour tout revaloriser. Entre transports, main d’oeuvre, stockage et autres frais, les factures s’empilent rapidement. Au centre alimentaire de la région lausannoise (la CARL), il a fallu gravir les échelons pour devenir une grande structure, mais cela a demandé un certains temps. A présent, son objectif est de venir en aide aux personnes en situation de précarité grâce à ses 40 partenaires. En principe, 90% de la marchandise est reçue gratuitement et 10% est achetée par la CARL. Au total, entre 65 et 70 tonnes de marchandise est distribuée tous les mois, de quoi venir en aide à près de 10’000 personnes.

Le responsable de la CARL Milos Pekic pose devant une toute petite partie des stocks de marchandises de la CARL à Lausanne.

Toutefois, pour cela, il faut compter sur une logistique impressionnante : une trentaine de bénévoles, un stock de plus de 200m2, six chauffeurs et trois camions pour aller chercher la marchandise et la redistribuer. Il est donc clair que toutes les associations ne peuvent pas mettre autant de moyens à l’oeuvre pour participer à la lutte contre le gaspillage alimentaire. “On a un budget accordé par la ville de Lausanne“, explique Milos Pekic. Le responsable de la CARL affirme également que rien ne serait possible sans cette aide politique. Un témoignage de plus qui prouve que la situation est encore très tendue et qui souligne à quel point il est difficile de tourner sans aide externe.

Vidéo : Milos Pekic, responsable de la CARL, détaille les gros moyens logistiques dont il a besoin pour faire tourner le centre :


Une action à l’échelle politique

La Ville de Lausanne participe ainsi à certaines actions pour lutter contre le gaspillage alimentaire. A l’échelle nationale, des démarches ont également été entreprises. Le Conseil fédéral a convoqué en mai 2022 les acteurs de la grande distribution. Dans le cadre d’un plan d’action adopté au préalable, un accord a été signé pour mettre en place des mesures concrètes afin de limiter le nombre d’invendus alimentaires jetés. Les signataires se sont engagés à diminuer de moitié leurs ordures d’ici 2030.

Un premier pas, mais insatisfaisant pour Céline Weber, qui a déposé un postulat de commission pour reconvoquer les différents acteurs. Les associations de revalorisation seraient cette fois-ci aussi de la partie. L’objectif est de trouver des solutions aux problèmes de logistique. Pour la conseillère nationale vaudoise, les gros distributeurs doivent également participer aux frais de logistique qui permettent de revaloriser leurs invendus. “Ils doivent payer de toute manière quand ils éliminent leur marchandise, alors pourquoi ne devraient-ils pas également payer pour aider ces associations“, s’insurge-t-elle.

La conseillère nationale vaudoise Céline Weber souhaite agir sur le plan politique pour lutter contre le gaspillage alimentaire. (Photo : Sigfredo Haro/La Côte)


Lutter oui, mais à quel prix ? 

Les associations qui luttent contre le gaspillage alimentaire affrontent de nombreux défis logistiques pour revaloriser les invendus alimentaires. Une problématique qui en a poussé certaines à s’adapter et à trouver des solutions pour y faire face. D’autres en ont même fait un business. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette situation ne convient pas à tout le monde.

Certaines associations ont décidé, par exemple, de faire de ce combat leur gagne- pain. On va sortir évidemment de la démarche caritative pour se concentrer sur l’aspect écologique et éthique. Dans le cas de Too Good To Go (TGTG), l’application se développe de plus en plus en Suisse romande. Le fonctionnement de la plateforme est assez simple. A l’aide de ses invendus, le partenaire compose un panier pour une somme convenue à l’avance avec TGTG. De l’autre côté, les clients peuvent réserver ledit panier via l’application et le tour est joué.

Avec 5,90 francs, en fin de journée, il est possible d’acheter toute cette marchandise dans une boulangerie partenaire de Too Good Too Go.


Le concept semble à priori idéal pour tout le monde, mais la discorde débute au moment de se pencher sur les dessous de la transaction. Avec un abonnement annuel de 59 francs, le commerçant s’engage à proposer au minimum quatre paniers par mois sur la plateforme. Par exemple, un panier contenant pour 21,00 francs de marchandises est revendu 5,90 francs. Quelle que soit le prix de la vente, une commission de 2,90 francs est saisie par Too Good To Go. Le reste revient au producteur. Dans notre cas, le commerçant effectue un bénéfice de 3,00 francs, avec de la marchandise d’une valeur sept fois plus élevée.

Je n'aime pas le concept que ce soit une entreprise externe qui se fasse de l'argent sur mon dos

L’application Too Good To Go met en avant les économies réalisées. (Photo : Too Good Too Go)


Pour Katia Godineau, employée Au Pain Gourmand à Bussigny, la situation est “frustrante, puisque le prix des matières premières n’est même pas récupéré“. En revanche, selon elle, cette commission est “normale, puisque Too Good To Go doit également gagner sa vie“. Un avis partagé par Yves Hohl, responsable d’une boulangerie- confiserie à L’Isle. Toutefois, il regrette que ce soit la boulangerie qui fasse tout le travail. “Je n’aime pas le concept que ce soit une entreprise externe qui se fasse de l’argent sur mon dos“. Il renchérit en précisant qu’il “vend à perte“ et donc que “c’est de l’abus !“. Du côté de la Boulangerie Court à Charvornay, Stéphanie Diaf, l’une des responsables, affirme que s’inscrire sur Too Good To Go est à double tranchant. “Si les clients attendent la fermeture pour avoir des prix cassés plutôt que de venir en début de journée, la boulangerie est finalement perdante“, constate-t-elle.

Depuis le lancement de cette application en 2015 au Danemark, Too Good To Go possède déjà près de 5’700 entreprises-partenaires. Face aux critiques émises, la porte-parole  Aurélia Guillot précise les intentions de l’association. “Notre but est de permettre à tout le monde d’agir contre le gaspillage alimentaire. Pour que l’entreprise puisse se développer et motiver d’autres personnes à lutter contre cette problématique, les bénéfices sont reversés dans l’expansion ainsi que dans différentes initiatives pour attirer l’attention sur notre mission“. Elle précise encore : “le logiciel est conçu pour que le commerçant puisse adapter lui-même le nombre de paniers disponibles sur l’application“. Elle réfute donc l’idée d’une incitation émanant de Too Good To Go à créer des invendus.



Un débat qui pousse à agir

Ce débat animé sur la question de l’éthique des démarches entreprises par Too Good Too Go a amené certaines personnes à agir. Free Go par exemple s’est créé notamment dans cet état d’esprit. Pour Marylin Béguin, créatrice de ce concept, il n’est pas imaginable de se faire de l’argent sur le dos d’invendus alimentaires. Elle a donc décidé de se lancer en solitaire pour commencer une nouvelle aventure. Difficile toutefois de remplir ses frigos, d’une part en raison de la logistique (C.f. : voir plus haut), mais également de la concurrence qu’il y a dans ce domaine.

Vidéo : Maryline Béguin nous présente son association : 

On peut effectivement parler de concurrence dans ce cas-là, car Maryline Béguin affirme qu’il n’est pas si facile de trouver des invendus alimentaires. Paradoxale, non quand l’on sait que près de 2,8 tonnes de nourritures sont jetées chaque année ? Et bien selon elle, il y a une question d’image là-derrière. En tant que petite association peu connue, il est difficile de faire face aux ténors du marché. “C’est souvent mieux pour l’image des gros distributeurs de donner à des associations reconnues par le grand public qu’à nous“, affirme Marilyne Béguin, qui a créé son association en 2019. Elle ajoute qu’il y a également l’idée d’étiquette qui entre en jeu. En effet, selon elle, le fait de redistribuer cette marchandise à tous les publics et pas seulement aux personnes dans le besoin gênent les gros distributeurs en quête de bonnes actions. Une question d’image, sans nul doute.

Un surplus de production qui rend service 

Malgré les divergences de pratiques, tous les acteurs interrogés jusqu’à maintenant s’accordent sur un point : limiter le gaspillage alimentaire. Toutefois, il ne faut pas oublier un aspect important. Le surplus de production profite tout de même à une tranche de la population. En effet, la CARL, par exemple, redistribue les invendus récoltés à des associations qui aident les personnes en situation de précarité. Ces invendus alimentaires ont donc du positif dans ce cas précis. Si on prend les exemples des épiceries Caritas, c’est également le cas. Il est possible dans ces établissements de brader les prix de ces articles qui n’ont pas trouvé preneur.

Audio : Ricardo Rocha, gérant de l’épicerie Caritas à Lausanne, explique le fonctionnement de l’établissement :


Il y a donc une dépendance directe de certaines associations aux invendus alimentaires. Certaines personnes comptent également beaucoup sur ce type de prestations. Une cliente anonyme de l’épicerie Caritas de Lausanne confirme que ces magasins sont importants pour elle. “Faire une grande partie de mes courses dans ces épiceries me permet de partir en vacances avec ma fille. Évidemment, je dois compléter avec des grandes surfaces, mais je peux faire des économies importantes“, affirme-t-elle. Il ne faut pas oublier que pour de nombreux clients ou bénéficiaires d’autres associations, ces invendus alimentaires représentent même un besoin vital.

Vidéo : Dans les épiceries Caritas, on trouve une grande quantités de produits à prix réduits :

Une question se pose donc : La lutte contre le gaspillage alimentaire ne nuit-elle pas aux personnes en situation de précarité ? Non, selon Céline Weber. Elle avoue s’être posée la question tout de même. Toutefois, la situation est loin d’être problématique pour l’instant, tant le gaspillage est encore immense. Il n’y a donc pas de risque pour l’instant que l’on ne puisse plus subvenir aux besoins des personnes en situation de précarité.

Audio : “Le gaspillage alimentaire, ce n’est pas de la charité“, Céline Weber (Conseil national, PVL) 


Nombreuses sont les querelles et les questions qui tournent autour de la thématique du gaspillage alimentaire et trop peu de solutions ont été trouvées à l’heure actuelle. Des efforts et des compromis doivent donc être fait au niveau des grands distributeurs et des associations, mais pour la Fédération romande des consommateurs, on ne se contente pas d’accabler uniquement ces acteurs-là.

“Il faut sensibiliser la population à la surconsommation“, affirme Rebecca Eggenberger, membre de la FRC. “Les grandes enseignes doivent reconditionner leurs produits et sensibiliser la population à acheter seulement ce dont elle a besoin“. Pour elle, brader les prix en fin de journée pour pousser les consommateurs à acheter plus est en réalité un cercle vicieux, puisque les articles pourraient être jetés à la maison. Et si la première solution du gaspillage alimentaire résidait finalement dans l’éducation des modes de consommation, et non dans le business des invendus ?

Loïc Georgy

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