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Les nuits fribourgeoises dans l’attente du grand soir

Avec un quart d’étudiants dans sa population, Fribourg est une ville jeune.  Sa vie nocturne est paradoxalement calme. Noctambules et politiciens s’accordent aujourd’hui sur la nécessité de la redynamiser. Mais l’équation qui lie libéralisation, aménagement et sécurité reste complexe à résoudre. Enquête de Charles Grandjean

Des néons scintillent le long d’avenues qui convergent vers la gare. Quelques bouteilles et autres détritus de plastique jonchent le bitume ci et là. A peine perceptibles, des grésillements électriques se conjuguent au silence. Il est 2 heures du matin devant la gare de la cité des Zaehringen. Une ville qui paraît bien calme pour un samedi soir. Les Fribourgeois en sont conscients.

Noctambules et politiciens de tous bords s’accordent aujourd’hui sur la nécessité de redynamiser la vie nocturne, en élargissant les horaires. A cet effet, le Grand Conseil fribourgeois a largement accepté, le 11 septembre 2018, par 97 voix contre 2 (2 abstentions) le postulat «Fribourg, aussi by night» déposé par les députés du parti libéral-radical (PLR) Johanna Gapany et Romain Collaud.

Explications du député Romain Collaud, rencontré au Café de l’Ancienne Gare. Audio

Sur le terrain toutefois, rien n’indique qu’un nouvel élargissement des horaires suffise à résoudre la crise de la nuit. Une crise qui s’est exaspérée depuis le 31 décembre 2017, date de la fermeture du Rock Café.

Ce haut lieu de la vie nocturne fribourgeoise a été jusqu’ici l’unique établissement en ville de Fribourg autorisé à ouvrir jusqu’à 6 heures du matin. Il a bénéficié d’une patente F, une autorisation d’ouverture nocturne qui est délivrée sur concours par la Direction de la sécurité et de la justice du canton (DSJ). Celle-là en réserve deux pour l’ensemble de l’agglomération du Grand-Fribourg. Curieusement cette patente, qui contraint l’établissement à offrir une restauration toute la nuit, ne suscite pas de convoitise parmi les gérants. Les tenanciers de bars et de clubs interrogés estiment que les frais en personnel et en sécurité empêcheraient de dégager une marge suffisante. «Comme les gérants ont manifesté peu d’intérêt pour reprendre cette patente, à la suite de la fermeture du Rock Café, nous avons donc décidé d’attendre la réforme du système (ndlr qui fait suite au postulat libéral susmentionné) et de ne pas réattribuer la patente», indique Didier Page, porte-parole de la DSJ.

Carte de Fribourg et de ses principaux établissements de nuit

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Conséquence, les oiseaux de nuit qui souhaitent désormais poursuivre leur virée nocturne au-delà de 3 heures n’ont d’autre choix que de se rendre vers le seul autre établissement de l’agglomération fribourgeoise à détenir une telle patente: le restaurant L’Escale, à Givisiez. La plupart des noctambules, eux, préfèrent toutefois encaisser le coup. Parfois, ils se détournent carrément de Fribourg.

Vidéo: des clients du Paddy Reilly’s Irish Pub et de Lapart expriment leur lassitude.

Permission de plus de minuit

Jusqu’en 2012, les tenanciers de bars devaient systématiquement formuler leurs demandes auprès de la préfecture pour des prolongations d’ouverture jusqu’à 2h. Or, depuis la fin 2012, une nouvelle patente, dénommée «B+», permet une ouverture jusqu’à 3h en fin de semaine. «Cette patente a été mise en place pour cesser les incessantes demandes de prolongation qui atterrissaient sur le bureau des préfets», explique Didier Page.

Les détenteurs d’une patente B+ sont passés de 12, fin 2013, à 17 fin 2017. Mais cette nouvelle formule n’a pas suffi à résoudre le malaise nocturne de Fribourg. «On ne peut pas dire qu’il y ait une évolution notoire», reconnaît Didier Page. «Dans le même laps de temps, trois établissements ont renoncé à cette nouvelle patente, parfois  dans l’année même de leur obtention.» C’est que le nouveau sésame a aussi son lot de contraintes. «La procédure a été longue et chère. J’ai dépensé jusqu’à 25’000 francs en coûts directs pour l’obtenir. J’ai dû effectuer des tests sonores et engager des chuteurs qui appellent au silence dans la rue», relève Eddy Kunz, le tenancier du Mouton Noir, un club de musiques électroniques, situé dans une cave de la Grand-Rue, non loin de la cathédrale.

Si une part des gérants déplorent les embûches posées par le législateur, d’autres, à l’inverse, craignent le spectre d’une libéralisation plus poussée, qui pourrait mettre à mal leurs affaires.

Vidéo: des gérants font part de leurs réticences face à une libéralisation de la nuit.

Un terrain miné

Pour d’autres acteurs de la vie nocturne, le danger vient non pas des horaires, mais des nouveaux voisins. Un complexe immobilier qui sort actuellement de terre à la rue de la Fonderie fait trembler Fri-Son, le plus grand club de Suisse romande dédié aux musiques actuelles, avec sa capacité de 1200 spectateurs. Courant 2017, le club a mis sur pied un comité de soutien, qui a rassemblé près de 3700 adhérants. But de l’opération: attirer l’attention du monde politique sur les potentiels conflits de voisinage que pourrait générer l’implantation de logements en face du club rock. L’opération n’a pas suffi à empêcher l’octroi de ce permis de construire fin 2017. Membre du comité du club fribourgeois Lionel Walter se montre diplomate: « Il y a une volonté de la commune de garantir une viabilité pour Fri-son.» Puis, davantage perplexe, il tourne son regard vers la butte voisine éventrée par les pelles mécaniques: « Mais on espère maintenant que nos futurs voisins ne nous chercheront pas des noises.»

Pour pérenniser son destin face à la densification urbaine, Fri-son a vainement cherché à se rapprocher du centre-ville, sur le site de Bluefactory, un nouveau quartier dédié à l’innovation, et qui cherche à développer une offre culturelle. Bien qu’ayant déposé une candidature, c’est par voie de presse que le club de la route de la Fonderie a appris en automne dernier l’impossibilité d’une telle implantation. En cause, l’incompatibilité du plan d’aménagement cantonal avec un lieu de l’envergure de Fri-son.

On espère maintenant que nos futurs voisins ne nous chercheront pas des noises Lionel Walter, membre du comité du club Fri-Son

Au niveau du canton, la vie nocturne n’est pas une priorité. Le nouveau plan directeur cantonal (PDcant), qui définira dès 2019 les orientations de l’aménagement du territoire pour les quinze prochaines années, n’en fait même pas mention. « Ce sujet n’est abordé ni dans les documents en vigueur, ni dans le PDcant », reconnaît Simon Richoz, chef de projet du PDcant au Service des constructions et de l’aménagement du canton. « Nous n’avons reçu aucune interpellation et aucune demande à ce sujet, y compris lors des séances d’informations publiques sur le PDcant », poursuit-il. Pour Albane Schlechten, coordinatrice de PETZI, l’association faîtière des clubs de musique suisses, cette réponse ne semble pas suffisante. Selon elle, cette situation cache un problème de fond : «Je suis surprise qu’à Fribourg, contrairement à d’autres cantons romands, le plan localisé d’aménagement ne passe pas devant le législatif.»

Aucune solution ne semble émerger pour concilier vie nocturne et aménagement du territoire. Déposé le 29 mars 2017, un postulat des conseillers généraux du parti démocrate-chrétien (PDC) Blaise Fasel et Simon Murith demandait à la ville «d’étudier la création de zones de vie nocturne et une stratégie de propreté et de sécurité pour ces zones.» Cette idée a été rejetée par la majorité de gauche du parlement de la ville. Raison de cette opposition: une concentration de l’activité au sein de zones rebute la majorité des gérants. Ceux-ci craignent souvent d’être délogés.

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La Rue Saint-Pierre qui relie la gare à la vieille-ville

«Ce n’est pas une bonne idée de compartimenter la vie nocturne», juge d’ailleurs Lionel Walter, membre du comité de Fri-son. Même constat au Banshees Lodge, l’un des rares bars de la basse-ville. La tenancière Brigitte Mouthon et sa programmatrice musicale Nikita Conde se montrent même satisfaites de la situation actuelle : «Si on déplaçait un pub irlandais dans un lieu aseptisé, ça ne prendrait pas. Le succès du lieu provient aussi de cette bâtisse de 1560 avec ses poutres apparentes », pointent-elles du doigt.

En ordre dispersé

Pour Albane Schlechten, Fribourg souffre surtout d’un milieu de la nuit qui peine à s’organiser. Et de citer le contre-exemple de la cité de Calvin: «Contrairement à Fribourg, les milieux genevois de la vie nocturne sont armés, car Genève possède un terreau militant, notamment en raison de la fermeture de plusieurs squats dans les années 2000. Il y a eu des manifestations, des happenings. En 2008, les milieux culturels genevois ont déposé une pétition pour que les acteurs de la vie nocturne soient intégrés au plan d’aménagement.» Résultat, le plan directeur genevois contient une fiche qui traite spécifiquement de la vie nocturne.

De fait, les acteurs fribourgeois du monde de la nuit avancent en ordre dispersé et avec du retard. Entre fin 2015 et 2016, le Mouton Noir a récolté 3000 signatures pour une pétition en faveur de sa survie, alors même que Fri-son mettait sur pied son comité de soutien. A aucun moment, ces structures se sont unies, alors qu’elles s’adressaient toutes deux aux décideurs de la ville. «Nous étions chacun occupés avec nos problèmes. Mais c’est vrai que nous gagnerions à collaborer», admet de son côté Eddy Kunz.

Nous étions chacun occupés avec nos problèmes. Mais c’est vrai que nous gagnerions à collaborer Eddy Kunz, tenancier du bar Le Mouton Noir

Dans un rapport paru en 2017, l’organisation PETZI recommande d’«encourager les autorités politiques à créer des espaces de dialogue et de médiation, afin de traiter les éventuels conflits d’usage de manière constructive en créant par exemple un conseil de la nuit ou un maire de la nuit». Des solutions qu’ont adoptées Zurich ou Genève. Ces idées font timidement leur chemin sur les bords de la Sarine. «Il y a un an, j’ai approché des conseillers communaux de la ville, la police du commerce et la police cantonale pour mener une réflexion commune sur la nuit», indique Carl-Alex Ridoré, préfet de la Sarine. «L’idée est d’aller en direction d’assises de la vie nocturne sur le modèle des assises de la culture.»

Un effet d’annonce qui tarde à se concrétiser. La nécessité de réunir les acteurs de la nuit ne semble en effet plus prioritaire pour la préfecture, en raison d’évolutions positives sous l’angle sécuritaire.  «En comparaison avec les six premiers mois des deux dernières années, nous observons une diminution des interventions liées aux troubles de l’ordre public et une baisse du nombre d’incivilités», se réjouit d’ailleurs Didier Page. Un constat qui s’appuie sur les chiffres suivants, communiqués par la DSJ.

Source: Direction de la sécurité et de la justice (DSJ)

Dans l’équation, les retombées d’une ville provinciale sûre et paisible paient politiquement plus que l’envie de mouvement. Exprimée avec force ces derniers temps, la volonté de redynamiser la vie nocturne se heurte dans les faits à une forte inertie. Celle-ci est alimentée par des gérants d’établissements peu enclins à une ouverture du marché, un monde de la nuit non structuré et un aménagement davantage orienté vers l’impératif de densification. Dès lors, les noctambules fribourgeois risquent de rêver encore de longs jours à des nuits meilleures.

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