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Tout planter pour
cultiver des légumes

Depuis quelques années, le micro-maraîchage a la cote. Grisés par la perspective d’œuvrer pour leurs valeurs, de plus en plus d’actifs font volte-face au cours de leur carrière pour mettre les mains dans la terre. Cette quête d’autonomie n’est pourtant pas dénuée d’embûches.

Attablé au Bry (FR) avec un formidable coup d’œil sur le lac de la Gruyère, Stéphane Lambert raconte son passé d’électricien en ville de Genève. « On posait tout juste une prise dans un appartement locatif, alors qu’on perçait plusieurs fois un mur pour changer de place la télévision d’un riche. » Travailler pour qui? Et pour quoi? Le jeune homme ne se défaisait plus de ces deux questions. A 22 ans, le burn-out le guettait. Il voulait cultiver.

Le voici engagé comme apprenti maraîcher chez Gfeller bio, à Sédeilles (VD). Son certificat fédéral de capacité (CFC) de maraîcher en poche, il opère deux ans dans l’entreprise en tant que chef de culture. Après un engagement chez un autre maraîcher, il déniche son coin de terre et fonde le Jardin d’Ogoz en 2017. Avec un employé, il cultive des légumes sur les 5000 m² de terrain qui lui sont loués. A cette échelle, on parle de micro-maraîchage. En effet, une telle surface est bien inférieure à la moyenne relevée par l’Union maraîchère suisse (UMS), à savoir 6,7 ha par exploitation.

Cultures ultra-diversifiées

Toutefois, le micro-maraîchage ne se résume pas à une question de taille. Derrière ce concept se cache toute une philosophie. « C’est une forme de maraîchage ultra-diversifiée, qui comprend en général plus d’une trentaine de variétés de légumes sur une surface restreinte, qui varie entre 2000 m² et 3 ha environ. On essaie de mélanger au maximum les variétés, afin d’optimiser l’espace à disposition », explique David Bichsel, formateur en micro-maraîchage. Il donne un exemple: « Les rangs d’oignon ne sont plus disposés à côté de ceux de carottes, mais les deux légumes sont intercalés. Ceci permet d’obtenir de meilleurs rendements qu’en maraîchage classique ».

Le micro-maraîchage est une forme de culture légumière ultra-diversifiée, qui comprend en général une trentaine de variétés sur une surface restreinte David Bichsel, formateur en micro-maraîchage

En micro-maraîchage, la commercialisation des récoltes se fait en circuit court, c’est-à-dire sans intermédiaire entre le client et le producteur. Une dimension humaine qu’a perdue l’agriculture traditionnelle, marquée par une dépendance à la grande distribution. Épris de la volonté d’influer sur la façon de consommer du grand public, Benoît Girardin s’est lui aussi lancé dans le micro-maraîchage. Alors physiothérapeute, plusieurs de ses patients voyaient l’avenir en noir.

« Face à un futur qui s’annonçait compliqué, je voulais, comme beaucoup de gens, faire bouger les choses sans forcément changer mes habitudes. Je me suis lancé dans cette aventure afin de pouvoir regarder mes enfants dans les yeux dans quelques années et leur dire que j’ai essayé. » A l’aube de ses 40 ans, il déniche une ferme accompagnée de 8000 m² de terrain et entreprend un apprentissage de maraîcher, lui aussi chez Gfeller bio. Une fois diplômé, il débute en solo sous le nom d’Au P’tit Marché, à Villarsiviriaux (FR).

Toujours plus d’adeptes

Stéphane Lambert et Benoît Girardin ne sont pas les seuls à avoir été séduits par une reconversion professionnelle vers le micro-maraîchage. Dans un communiqué de presse, l’Union suisse des paysans (USP) écrivait que durant l’année scolaire 2020-2021, le nombre d’apprentis en production maraîchère qui attestaient déjà d’une première expérience dans le monde du travail était particulièrement frappant.

Infographie – Les apprentis maraîchers sont toujours plus nombreux

Du côté de Châteauneuf, l’Ecole d’agriculture du Valais, où sont formés les futurs maraîchers romands, Raphaël Gaillard observe la même évolution. Son établissement a enregistré une importante hausse des effectifs durant cette même année scolaire (voir le graphique ci-dessus). Pour le responsable des formations agricoles, la pandémie de coronavirus a donné un coup d’accélérateur supplémentaire aux reconversions professionnelles: « Durant le premier semi-confinement, les demandes de renseignement se sont multipliées. Nous recevions deux à trois téléphones par semaine, du jamais vu. »

formation professionnelle désuète

Raphaël Gaillard indique que désormais, les apprentis maraîchers qui souhaitent s’orienter vers le micro-maraîchage représentent la majorité des élèves. Le plan de formation qui encadre le CFC demeure néanmoins axé sur le maraîchage classique, ce qui ne plaît pas à tous les élèves. « Il y a quelques années, une volée a adressé une lettre à la direction de Châteauneuf pour demander une évolution du plan d’étude car ce dernier ne répondait pas à leurs attentes », indique David Bichsel, avant d’ajouter que l’établissement a fait remonter leur requête à l’Union maraîchère suisse (UMS).

L’UMS chapeaute la formation initiale en culture maraîchère en collaboration avec AgriAliForm, l’organisation responsable de la formation professionnelle dans les métiers de la terre. « Il était question qu’en troisième et dernière année, les étudiants puissent choisir entre le maraîchage sur petites surfaces ou la culture légumière. L’UMS a balayé cette proposition. Selon elle, le micro-maraîchage n’est pas un sujet d’importance actuellement. »

Audio – Benoît Girardin retrace sa démarche après avoir obtenu son CFC de maraîcher

Contactée, l’UMS indique qu’un CFC confère les connaissances nécessaires aux personnes qui souhaitent se lancer en micro-maraîchage. La faîtière veut maintenir une formation de base large, reconnue, permettant à chaque détenteur du titre de maraîcher de travailler sur tout type d’exploitation. Elle précise qu’à l’avenir, il est prévu de proposer un plan d’étude davantage axé sur la durabilité.

U-Farming, une alternative

Conscient de l’écart entre les attentes des micro-maraîchers en herbe et l’enseignement qui leur est actuellement proposé, David Bichsel a mis sur pied U-Farming, une formation dédiée spécifiquement au micro-maraîchage. Il en a dessiné les contours dans le cadre de son travail de master en sciences agronomiques.

L’idée était de préparer les intéressés à la création ainsi qu’à la gestion d’un projet de micro-maraîchage: « Sont notamment abordés la recherche de clients, le choix des légumes à cultiver ainsi que l’estimation des quantités qui seront récoltées », explique celui qui pratique aussi le micro-maraîchage au quotidien au sein des Jardins de système B.

Cette année, U-Farming affiche à nouveau complet après une première édition couronnée de succès. En 2021, une soixantaine de personnes ont présenté leur dossier, mais seuls vingt heureux élus ont pu être admis. Pour participer, les candidats doivent attester d’un projet de micro-maraîchage concret et disposer d’un micro-maraîcher prêt à les accueillir pour effectuer au minimum 250 heures de travaux pratiques. La formation théorique s’articule en huit modules de deux jours répartis au fil de l’année.

Trouver son coin de terre

Néanmoins, seul le CFC de maraîcher permet de prétendre aux paiements directs. Ce titre délivre également le droit d’acheter du terrain agricole au sens de l’article 9 de la Loi sur le droit foncier rural (LDFR).

« En Suisse, le terrain agricole est protégé par des règles très strictes. Normalement, seuls les professionnels de la terre peuvent en devenir propriétaire, soit par héritage, soit parce qu’ils possèdent déjà un domaine agricole. A la base, il s’agissait d’éviter le morcellement des terres lors des successions. Actuellement, ce système amène les exploitations à s’agrandir et il s’avère très difficile pour les nouveaux arrivants d’accéder à une parcelle », explique Fabien Fivaz (Les Verts/NE).

Ann-Kathrin et Yvo Fisler ont en fait l’expérience. Durant les études, ils savaient déjà qu’ils trouveraient leur bonheur dans les champs. Ils effectuent tous deux un CFC de maraîcher à la sortie de l’université. Le couple cherche ensuite à s’établir dans le sud du canton de Fribourg, dans le district de la Veveyse.

Une affaire de bouche-à-oreille

Ils se rendent vite à l’évidence que sans pouvoir participer au bouche-à-oreille des paysans du coin, il est presque impossible d’accéder à un lopin de terre. « Lorsqu’un agriculteur cesse d’exercer, il n’y a même plus matière à discuter, tout est déjà arrangé. » En cause, le mode actuel d’attribution des paiements directs. Les contributions sont versées au pro rata des surfaces, ce qui pousse les exploitations agricoles à s’agrandir.

Audio – Benoît Girardin expose les conséquences de l’attribution des paiements directs à la surface sur la disponibilité des terres agricoles

Ann-Kathrin et Yvo Fisler ne se laissent pas décourager. Ils parcourent les annonces immobilières qui proposent des fermes à rénover. Leurs espoirs résident dans le fait que certains vendeurs détiennent encore un peu de terrain agricole autour des bâtisses.

La chance finit par sourire aux jeunes parents, qui dégottent une ancienne exploitation laitière de 6 ha à Dirlaret (FR). Des légumes poussent désormais à la Biohof Rotmoos sur un peu moins de 8000 m². Le solde du terrain est enherbé et est destiné à l’affouragement de 25 brebis.

Fabian Fivaz souhaite que les nouveaux venus puissent accéder plus facilement aux terrains agricoles. Il a déposé en octobre 2021 une motion intitulée « Revoir la réglementation pour permettre les modèles agricoles alternatifs, en particulier les micro-fermes ». Le texte met en évidence différentes barrières institutionnelles et réglementaires qui limitent l’essor de ces mouvements, qui, basés sur l’agroécologie, rencontrent toujours plus de succès auprès de la population.

Vidéo – Fabien Fivaz dépeint l’agriculture telle que l’envisage la Confédération

Dans l’attente d’un allégement de la législation, louer du terrain est une alternative à l’achat pour débuter. David Bichsel conseille de simplement repérer des parcelles – Googlemaps peut s’avérer utile – qui n’ont pas l’air d’être exploitées et d’aller frapper à la porte de leurs propriétaires, agriculteurs comme collectivités publiques.

Des communes s’activent

C’est ainsi que la coopérative MULE (Maraîcher Urbain Lausannois Ecologique) a pu s’installer sur deux terrains au centre de la ville de Prilly (VD). Ce projet de micro-maraîchage collait avec la stratégie durabilité de la commune, au travers de laquelle cette dernière souhaite avoir une influence sur le comportement de ses citoyens, notamment sur leurs habitudes alimentaires. « Un tel projet de circuit alimentaire court correspondait pleinement à cette vision », relève Colin Jequier, chef du service environnement et énergie de la ville.

La signature d’un contrat de location en novembre 2020 entérine la mise à disposition d’un hectare gratuitement durant 10 ans. Convaincue par cette première expérience, Prilly souhaite aller plus loin pour faciliter la tâche aux porteurs de projet.

Vidéo – Colin Jequier explique le rôle de facilitateur que pourrait jouer la commune pour aider des micro-maraîchers à s’installer

Prilly n’est pas pionnière en la matière. D’autres villes, comme Lausanne (VD), ont également entrepris de pareilles démarches. « Sur le principe, il n’y a pas eu d’oppositions. Mais beaucoup de gens étaient sceptiques au départ. Il a fallu communiquer pour rassurer les gens et leur montrer qu’il s’agissait d’un projet professionnel et bien ficelé », détaille Colin Jequier.

Sueur et soucis au bilan

Qui parvient à mettre la main sur un lopin de terre doit-il forcément s’orienter vers la culture légumière? « Il n’y a presque que ce type de produits qui permet d’avoir une petite ferme économiquement viable en circuit court. Avec les légumes, le chiffre d’affaires réalisable sur une petite surface est beaucoup plus élevé qu’avec du lait ou des céréales », expliquent Ann-Kathrin et Yvo Fisler.

Un point clé de la stratégie des micro-maraîchers réside dans des investissements matériels limités au strict nécessaire. Peut-être une serre pour certains, mais dans tous les cas, pas de mécanisation lourde. Stéphane Lambert détaille: « J’évite ainsi des frais de réparation ou de carburant. De toute façon, ma surface ne serait pas suffisante pour rentabiliser des machines. Cela me permet aussi de préserver mes sols des risques de tassement sous leur poids ».

C’est donc à grand renfort d’huile de coude que s’égaient les potagers des micro-maraîchers. Pourtant, aucun des maraîchers rencontrés ne se plaint de douleurs physiques. Stéphane Lambert déclare même que son dos ne le fait plus souffrir depuis qu’il s’active au Jardin d’Ogoz.

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Stéphane Lambert à côté de deux grelinettes. Ces outils permettent de décompacter le sol à la force des bras.

L’autonomie si chère aux micro-maraîchers a aussi son revers de médaille. En marge des travaux aux champs, il y a toute une gestion administrative à assumer. Stéphane Lambert fatigue. « Quand j’étais salarié, je posais mes outils vers 17 h et je pouvais passer à autre chose. Je n’ai plus cette coupure désormais. Ça ne s’arrête jamais dans ma tête. Le dimanche soir, je réponds aux courriels de mes clients… » Après cinq années seul maître à bord, il souhaite remodeler son système pour partager la barre. Un système associatif serait l’idéal. Les associés gèreraient la partie stratégique et lui resterait responsable de la partie opérative sur le terrain, en tant que salarié de la coopérative.

Maigre salaire

L’autre talon d’Achille du micro-maraîchage se cache du côté des questions salariales. Les premières années, mieux vaut préférer la satisfaction personnelle aux rentrées financières. Benoît Girardin ne s’est pas versé de salaire durant ses deux premières années d’activité. Une fois les charges déduites, il ne restait plus que 800 francs par mois environ à Stéphane Lambert durant sa première année. Désormais, il dégage quelque 3000 francs par mois. Et ce n’est pas faute de travailler! Yvo Fisler résume la situation: « J’ai entendu dire que tu travailles à 100%, et que le 60% supplémentaire, c’est ton hobby! »

J'ai entendu dire que tu travailles à 100%, et que le 60% supplémentaire, c’est ton hobby Yvo Fisler, micro-maraîcher

En travaillant dans le canton de Genève, Stéphane Lambert disposait d’un bon salaire. « J’étais bien. J’avais une moto et une voiture. Lorsqu’on se lance dans le micro-maraîchage, il faut revoir son train de vie à la baisse. On s’habitue. Sur Fribourg, la vie n’est pas trop chère et je dépense très peu. On achète car on a de l’argent… » Sa voix s’estompe quelques instants. Les choses pourraient changer désormais, puisqu’il est devenu papa.

Texte Sabine Guex
Multimédia Sabine Guex & Glenn Ray
Photos Sabine Guex & Glenn Ray

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