Comme d’autres cantons, l’instruction publique genevoise est gangrenée par les théories du complot antisémite. Faute d’outils adéquats face à ce fléau, les enseignants sont désemparés. Mais depuis quelque temps, l’usage de la BD contre ce problème apporte une réponse adaptée.
Si nous étions chez Astérix, il aurait été légitime d’affirmer que les entités de prévention travaillent comme des Romains pour lutter contre l’antisémitisme en Suisse romande.
562 actes “graves“ contre des sujets de confession juive ont été recensés en 2022, selon les chiffres de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (Cicad). Par actes graves, elle entend des agressions, du harcèlement, des menaces ciblées ou des profanations. Ce chiffre est en augmentation de 241% par rapport à 2021. Ces attaques se passent dans la réalité, comme sur les réseaux sociaux, un espace prisé par jeunes. Ces derniers sont de plus en plus exposés et ciblés par ces posts à caractère antisémite, sans en comprendre les conséquences qu’elles pourraient avoir dans la réalité.
Audio: “Avec les réseaux sociaux, les jeunes ont du mal à distinguer la réalité et la fiction“, constate Carole Fumeaux, enseignante et Secrétaire générale de la Licra Genève.
Pire: l’avancement de cet antisémitisme se constate dans les classes. Une chargée d’enseignement à la Haute école pédagogique du canton de Vaud (Hepl), Sybille Rouiller, s’est penchée l’adhésion des jeunes aux théories du complot. Dans le cadre d’un doctorat, elle s’est rendue dans plusieurs écoles de Suisse romande. Son constat est sans appel: plusieurs jeunes rencontrés avaient Alain Soral, Robert Faurisson ou Dieudonné comme “ une source d’information“. Une autre fois, un élève lui a raconté avoir évoqué les opinions de Thierry Meyssan sur le 11 septembre. Tous disent avoir eu connaissance de ces “informations“ via les réseaux sociaux.
Audio: Carole Fumeaux, enseignante et Secrétaire générale de la Licra Genève, raconte un événement vécu avec un jeune.
A lire: Pourquoi le complotisme cartonne sur TikTok
Cette enquête ethnographique de Sybille Rouiller date de 2019. Depuis, les choses ont changé. Le monde a vécu plusieurs crises majeures. Certains canaux (Tiktok, Instagram) ont gagné en popularité auprès des jeunes. Dans le même temps, une part de la population, notamment des jeunes, a utilisé ces médias pour s’informer ou pour essayer de comprendre l’évolution du monde au cours de cette période. Certaines de ces explications font référence à des thèses antisémites. Parmi elles: la domination de la famille Rotschild ou la théorie de la récolte d’adrénochrome, un mythe défendant l’idée que la communauté juive kidnappe des enfants, avant de les tuer, pour fabriquer leur pain azyme.
Audio: “La responsabilité des Juifs est évoquée dès que le monde fait face à une difficulté socio-économique“, déplore Johanne Gurfinkiel, Secrétaire général de la Cicad.
Audio: “Le personnage du Juif coche toutes les cases pour être un bon personnage de théorie de complot“, complète Florian Cova, Professeur assistant au département de philosophie de l’Université de Genève (Unige).
Pour les modérateurs de ces réseaux, il est parfois difficile de masquer ou supprimer l’accès à ces contenus. En cause: certains facteurs techniques, propres à ces outils. Par exemple: certains contenus d’instagram sont disponibles uniquement pendant une durée de vingt-quatre heures. Les auteurs des posts complotistes savent profiter de ces failles pour la diffusion de leur message.
Le contrôle et la suppression de ces posts problématiques demandent systématiquement une intervention humaine de la part des réseaux sociaux, ce qui est de plus en plus difficile à réaliser. Les contenus augmentent avec le nombre d’utilisateurs. Les publications à caractère antisémite suivent cette évolution, contrairement aux nombres de modérateurs.
Audio: “Il existe toujours un moyen de contourner, ce qui rend impossible le travail d’identification et de tri par une machine“, alerte Johanne Gurfinkiel, Secrétaire général de la Cicad.

Captures d’écran d’un compte complotiste, transmises par un jeune de 13 ans, pour démontrer la main mise « des Juifs » sur les compositions de football/ © Twitter – @faking_space
De nouvelles thèses antisémites apparaissent sur les réseaux sociaux, avec les possibilités de valeurs ajoutées (vidéos, sons, images). Par exemple: la communauté juive ne manipulerait plus seulement la population. Elle déciderait aussi des compositions des sélections nationales, comme ce fut le cas durant la dernière coupe du monde de football. Loïc*, un Genevois de 13 ans, scolarisé dans le canton, nous a fourni “la preuve“ de cette manipulation, en janvier 2023.
Ce genre d'idées a conduit à l’assassinat de milliers de Juifs Johanne Gurfinkel, secrétaire général de la Cicad.
De nouveaux termes pour d’anciennes théories

Capture d’écran d’un compte complotiste utilisant le terme antisémite « dragon céleste » pour désigner les Juifs/ © Twitter – @Vitoxxxcl
En outre, la lutte contre l’antisémitisme sur les réseaux sociaux est accentuée par des changements sémantiques. La communauté juive n’est plus nommée explicitement. Les complotistes les surnomment, par exemple, les “dragons célestes“, un terme issu du manga One Piece. D’autres optent pour le hashtag ZOG, pour Zionist occupied government. Seul problème: ce nom peut être confondu avec celui d’un célèbre dessin animé. Un jeune peut ainsi tomber sur des contenus antisémites en tapant ce terme sur Twitter, Instagram ou Tiktok.
“Un grand nombre de ces théories antisémites ne sont pas nouvelles, ni des inventions. Ce sont des mythes anciens remis au goût du jour, sur les réseaux sociaux“, alerte Johanne Gurfinkiel, Secrétaire général de la Cicad. “Pour la théorie de la récolte d’adrénochrome, c’est un mythe antisémite qui existait déjà au moyen âge ou à l’antiquité“, poursuit-il.“Ce genre d’idées a conduit à l’assassinat de milliers de Juifs“, finit par rappeler le Genevois.
Des conséquences à long terme
Sortir de cette spirale n’est pas une mince affaire. Cependant, certains jeunes arrivent à le faire, à Genève comme ailleurs. Bilguudei Enkhjargal, aujourd’hui vice-président du Parlement des jeunes genevois (PJG), en fait partie.
Vidéo: Bilguudei Enkhjargal, ancien complotiste, aujourd’hui vice-président du Parlement des jeunes genevois (PJG), témoigne.
D’autres continuent à croire à ces théories en grandissant. Ce qui n’est pas sans conséquence, comme le fait remarquer Florian Cova, Professeur assistant au département de philosophie de l’Université de Genève (Unige). Ces comportements peuvent amener une remise en cause de la société. Par exemple: un désengagement sur le plan politique ou, parfois, à des comportements à risques. Comme le harcèlement d’une jeune élève d’origine juive, dans un gymnase à Lausanne. Cette dernière a subi des “Heil Hilter“, en plein cours, “sans aucune réaction du corps enseignant“, rapporte la Cicad.
L’universitaire affirme que les jeunes qui adhèrent à ces théories ont diverses motivations:“Par exemple, ceux ayant un profil social déclassé. Cela permet de rediriger leurs problèmes vers une cible et de concentrer tous les efforts sur cette dernière. Il est possible aussi d’y adhérer pour des motifs existentiels, comme l’image d’un monde plus simple ou la vision du rôle du héros contribuant à sauver le monde. Certains ont le sentiment parfois d’avoir raté quelque chose et se retrouvent dans ces histoires intéressantes, dont le narratif ressemble à un scénario de film.“
La riposte des acteurs de l’instruction face à ce phénomène reste limitée, au bout du lac comme ailleurs en Romandie. À Genève, les enseignants peuvent suivre un cours de quatre heures en ligne, sur la base du volontariat. À Nyon, des professeurs abordent les théories du complot, de manière globale. Ces interventions se font en dehors du tronc commun, dans le cadre d’une option complémentaire, sans formation au préalable.
Vidéo: “La formation des enseignants contre les théories du complot manque totalement. Et certains DIP refusent que ces formations soient obligatoires“, révèle Carole Fumeaux, enseignante et Secrétaire générale de la Licra Genève.
Interrogée sur le sujet en août dernier, Anne Hiltpold, nouvelle conseillère d’Etat en charge de l’instruction publique à Genève, a fait de la lutte contre les fake news et les complots, dont celui touchant les Juifs, une priorité. Elle souhaite généraliser “des ateliers de compétences informationnelles (ACI) permettant aux élèves de renforcer leurs aptitudes en recherche et exploitation des ressources documentaires. Ils apprennent également à évaluer la pertinence et la qualité des informations“. Si la situation sur le sujet évolue, pour certains autres élus, la solution n’est ni une question politique, ni de la responsabilité de l’école.
Vidéo: “Pour moi, l’essentiel reste la transmission des savoirs“, juge Natacha Buffet-Desfayes, enseignante et députée PLR au Grand Conseil Genevois.
Pour certains acteurs de la prévention, cette stratégie modérée est une erreur.
Audio: “Il s’agit d’un enjeu de taille pour lequel la réponse politique est insatisfaisante“, estime Johanne Gurfinkiel, Secrétaire général de la Cicad.
Bilguudei Enkhjargal partage l’avis du Secrétaire général de la Cicad. Il déplore le manque d’outils à disposition du corps professoral pour aborder ces questions.
Vidéo: “Nous n’étions pas outillés à 100% à nous distancier des théories du complot“, se rappelle Bilguudei Enkhjargal, actuel vice-président du Parlement des jeunes genevois (PJG).
La BD comme solution ultime?
Si la réalité est aussi tout animée que l’univers d’Astérix, la montée de l’antisémitisme la rend nettement moins drôle. Reste que la fiction peut inspirer la réalité.
Le support où l’on retrouve les aventures du célèbre gaulois s’avère une véritable “potion magique“ contre les complots. Elle est accessible à tous les types de lecteurs. Leurs formats varient. Et elle ne se cantonne plus aujourd’hui au simple divertissement. Le 9ème art est de plus en plus utilisé comme un moyen de compréhension du monde.
En Suisse romande, on peut même la qualifier de solution locale. Ce média a été inventé par le Genevois Rodolphe Töpffer, au début du XIXe siècle. Plusieurs auteurs actuels ont réalisé des BD visant à sensibiliser les jeunes à des domaines souvent victimes des théories du complot
Dernier exemple en date: Ici l’Univers (Helvetiq). Cet ouvrage, signé par le dessinateur Herji et le docteur en astrophysique Jérémie Francfort, cible cette jeune génération, très exposée aux théories du complot, notamment dans le domaine scientifique.
Vidéo: Ici l’Univers, une BD pas seulement pour les “14 ans et plus“, affirme Jérémie Francfort, co-auteur de l’ouvrage.
En mai 2023, on comptait plus de deux mille cinq cents exemplaires vendus de cette BD. Un véritable succès pour la Suisse. Et lorsque l’on s’installe dans une librairie, on se rend compte du profil des acheteurs: des jeunes!
Vidéo: Jérémie Francfort, auteur de BD et docteur en astrophysique, rappelle que “l’efficacité du moyen dépend de la personne“
Concernant le complot juif, il existe déjà de nombreuses albums pouvant être utilisés pour faire de la prévention.

Parmi les BD qui servent à lutter contre les complots antisémites: Maus de Art Spiegelmann. / © WERNER GETZMANN– KEYSTONE
Parmi les plus connues: Maus de Art Spiegelmann, Irena de Morvan et Evrard, Les complotistes de Bernstein et Erre ou encore la série L’espoir malgré tout d’Emile Bravo. La Licra Genève les recense sur son site, avec une liste. Et confirme leur efficacité.
Audio: Carole Fumeaux, enseignante et Secrétaire générale de la Licra Genève, raconte son expérience de lutte contre les complots grâce à la BD, sur la base du travail d’autres enseignants.
Cependant, cet outil demeure encore peu utilisé. La députée PLR Natacha Buffet Desfayes, également enseignante à Genève, voit d’un bon oeil un recours accru à ce média, dans la lutte contre ce “fléau“.
Vidéo: “La BD est un bon moyen de lutter contre les complots“, reconnaît Natacha Buffet-Desfayes, enseignante et députée PLR au Grand Conseil Genevois.
Le DIP genevois serait-il prêt à se lancer économiquement dans l’aventure? Sur le principe, cela ne semble pas poser de problème. Mais il n’est pas encore possible d’apporter une réponse définitive sur ce sujet. La raison? le programme de législation du Conseil d’Etat pour la période 2023-2028 n’est pas encore connu. Difficile donc de parler d’un potentiel budget alloué à ce moyen de prévention.
Solliciter les auteurs de BD genevois dans le cadre de la lutte contre les théories antisémites, pour des ateliers ou des supports de communication, peut être une solution pour lutter contre la précarité touchant cette profession. Un combat qui occupe la Swiss Comics Artists Association (SCAA).
Une solution séduisante, mais limitée
Si cette solution paraît séduisante et adaptée à un jeune public, elle se heurte à certaines limites. La première: il faut plusieurs mois, voire des années, pour réaliser une BD, alors que les théories du complot antisémites évoluent en quelques semaines seulement. “En outre, les théories du complot antisémites sont aussi très nombreuses. Il n’est pas possible de toutes les passer en revue, par manque de temps“. Plutôt qu’évoquer l’une ou l’autre des théories du complot les plus connus, il est préférable d’étudier leurs mécanismes, défend l’universitaire.
Audio: “Le combat contre les théories du complot peut augmenter leur popularité chez les jeunes“, pour Florian Cova, Professeur assistant au département de Philosophie de l’Université de Genève (Unige):
Cette crainte laisse penser qu’en matière de théorie du complot, quel que soit le média utilisé, il y aura toujours du pain sur la planche.
Texte: Vincent MALAGUTI, le 14 septembre 2023
*:Nom connu de la rédaction
Sons et vidéos: Jessica DA SILVA VILLACASTIN / Vincent MALAGUTI
Photos: Keystone/Vincent MALAGUTI
Image mise en avant: Couverture de l’album les complotistes, par Fabrice Erre et Jorge Bernstein, Editions Dupuis.