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Comment le réchauffement transforme le goût de nos fromages

A l’image des glaciers, les prairies alpines subissent des changements climatiques profonds. A la base de l’alimentation des vaches, l’herbage change puis va modifier à son tour le goût du lait et des fromages.

Ce sont des monuments de l’identité suisse. Un patrimoine inestimable. Tous les classiques de la gastronomie nationale, comme la fondue, les röstis ou la raclette, sont confectionnés avec ces fromages. Toute contrée a sa raclette, toute région a sa tomme. D’ailleurs, ils portent le nom des lieux où ils sont produits – Gruyère, Etivaz, Appenzeller – comme des marqueurs identitaires. Chaque fromage à son aspect, son odeur, et sa “flexibilité“ culinaire. On peut les manger froids comme accompagnement, chauds en entrée, gratinés, raclés ou fondus en plat principal, et en simple morceaux coupés avant le dessert.

La taxation: une évaluation sensorielle du fromage

Il existe autant d’arômes qu’il y a de fromages. L’origine de ces parfums provient de multiples facteurs, dont la flore alpine. Mais ce patrimoine pourrait se fragiliser. Avec le réchauffement climatique, cette flore entre en zone de turbulences. Bien que ponctuelle, la sécheresse extrême de l’été passé témoigne d’un bouleversement en cours. Sur le plancher des vaches, des changements sont déjà perceptibles. Et ils pourraient se retrouver à l’avenir dans la pâte dure d’un Etivaz AOP.

Comment qualifie-t-on un fromage d’alpage ?

Le goût, sa texture et son aspect doivent être inspectés par des taxateurs. Ces producteurs de fromage troquent leurs outils de fabrication contre la blouse et la charlotte du goûteur pour la taxation. Ces examens sensoriels des fromages servent à les catégoriser: de surchoix à second choix. Leur prix est ainsi déterminé.

Les défauts pénalisent le fromage, s'il est rance ou acide par exemple. La pâte ne doit être ni trop fine, ni trop ferme. Jean-Michel Rapin, taxateur et producteur du fromage Le Maréchal

Il peut varier de plusieurs francs le kilo pour la même production. À la cave de l’Etivaz, on taxe les fromages deux fois l’an. En novembre, on apprécie la production de la première moitié de l’été écoulé. En février, on note les meules issues de la seconde partie de l’été. Lors de la taxation de février dernier à la cave de l’Etivaz, le taxateur et producteur du “Maréchal“, Jean-Michel Rapin donne un aperçu d’une délibération.

Vidéo: les critères d’évaluation des fromages dans la bouche de Jean-Michel Rapin

Ces différents critères font partie du cahier des charges de l’Etivaz AOP, sorte de “Bible du fromage“ qui cadre les périodes d’estivage, la production et les qualités du lait et des fromages d’alpage. Dans ce document, une attention est portée aux qualités d’herbage des pâturages de la zone de l’Etivaz.

Végétation et goût: un couple inséparable

Remontons le temps. En 1999, ce cahier des charges a permis à l’Etivaz de devenir la première AOP, appellation d’origine protégée, de Suisse. À cette époque, les stations fédérales de recherches en production végétale de Changins et laitières de Liebefeld, devenues Agroscope en 2014, publient l’étude: comparaison de fromages à pâte dure de type Gruyère produits en régions de montagne et de plaine. Les travaux d’étude avaient duré deux ans. Cet essai devait démontrer scientifiquement l’influence de l’alimentation des vaches laitières sur le gout du lait, de la crème, du beurre et du fromage.

Publiée en 1999, l’étude avait pour but de préparer la coopérative de l’Etivaz à l’obtention de la première AOP (appellation d’origine protégée) suisse.  ©  stations fédérales de recherche en production végétale de Changins et de recherches laitières de Liebefeld (Agroscope). Lire l’étude en ligne en pdf.


En clair, l’étude tendait à prouver que ces parfums “boisés“, “noisettes“, “fruités“, “corsés“ viennent des fleurs broutées par les vaches. Après analyses des composants chimiques de l’herbage et du fromage, le verdict est tombé: “la qualité des herbages d’altitude et la diversité botanique influençaient le goût du fromage d’alpage“, se remémore Jacques Henchoz, président de la coopérative de l’Etivaz entre 1994 et 2002 et producteur de fromage à la retraite.

Plusieurs chercheurs des stations fédérales s’étaient rendus dans les alpages du Pays d’Enhaut. Et les résultats allaient déterminer l’avenir de la coopérative.

Vidéo: Jacques Henchoz relève l’importance de lier flore et saveur

La flore alpine a son importance dans l’identité gustative du fromage, mais la météo, l’altitude ou encore l’exposition de l’alpage sont des facteurs qui comptent. Et il faut ajouter à cela le fromager. “L’humain, c’est le savoir-faire, maintenu et transmis de génération en génération“, assure Jacques Henchoz. C’est ainsi qu’un Gruyère est différent d’un Vacherin, qui est différent d’un Etivaz, etc. Des variations existent aussi entre fromage d’une même appellation. Pour les mêmes raisons.

Infographie: Etude des relations entre les caractéristiques des herbages et du fromage type l’Etivaz ou Gruyère. 

En résumé, les goûts des fromages d’alpage varient constamment, qu’importe l’évolution du climat. Mais le réchauffement progresse inexorablement. Les différents risques augmentent (vagues de chaleur, précipitations extrêmes, sécheresse, changement du comportement des espèces, etc.) comme l’atteste le sixième rapport d’évaluation du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) publié en mars 2023. Les risques climatiques et non climatiques vont s’aggraver et se multiplier, ce qui rendra leur gestion plus complexe et difficile. Et de cette situation pourraient apparaitre de nouvelles saveurs dans les fromages d’alpage, car la flore alpine, touchée par le dérèglement, va se modifier.

Dans les prairies, la grande mutation

Des chercheurs de l’Université de Lausanne (UNIL) se sont penchés sur cette problématique. La quinzaine de membres d’Ecospat, le laboratoire d’écologie spatiale, sont spécialisés dans la modélisation prédictive. Ils étudient les impacts des changements climatiques sur la flore alpine. Cette année, ils ont répété des relevés effectués dans les Préalpes vaudoises il y a 20 ans.

De la stabilité à la “méditerranéisation“ des prairies alpines

Les deux prélèvements seront comparés et devront démontrer le changement d’herbage dans les alpages. Ce travail a été effectué par cette équipe de chercheurs, sous la houlette du professeur d’écologie à l’UNIL, Antoine Guisan, également chef du laboratoire Ecospat.

Audio: selon Antoine Guisan les espèces sont stables pour le moment

Malgré ce statuquo relatif, la “méditerranéisation“ du climat et des alpages va amener des étés plus longs et plus chauds, et des hivers plus doux. “Dans ce type de climat, on trouve plus de plantes aromatiques, illustre le chercheur à l’Ecospat Olivier Broenimman. Comme le cumin, par exemple. “Cela ne signifie pas que cette plante de la famille des apiacées envahira nos pâturages du jour au lendemain et que les pièces d’Etivaz auront le goût des fromages pyrénéens. Mais pour des espèces du sud de l’Europe et de tout le bassin méditerranéen, le climat deviendra plus hospitalier. Et il faut s’attendre à un changement de composition florale sur nos monts. Tous les modèles des scientifiques lausannois le prédisent.

L’équipe du laboratoire d’écologie spatiale Ecospat de l’UNIL effectue des prélèvements dans les Alpes. Les chercheurs délimitent une zone de deux mètres carrés.


La dégradation va s’accélérer d’ici à 2040

Olivier Broenimman l’assure: “des espèces vont monter en altitude. Les modèles nous ont permis de prédire la répartition des plantes dans les Alpes vaudoises pour les vingt prochaines années.“ Ces modèles, qui prennent en compte le facteur climatique mais aussi la géologie et la topographie, montrent qu’une réorganisation florale se prépare dans les pâturages. D’après le chercheur “les aires de distribution des plantes vont diminuer et que des espèces emblématiques comme l’edelweiss, sont concernées par ce phénomène.“

Les zones de distribution des plantes vont diminuer. Des espèces emblématiques comme l’edelweiss, sont concernées par ce phénomène. Olivier Broenimmann, chercheur à l'Université de Lausanne et membre du laboratoire Ecospat

Si les producteurs d’Etivaz ne nient pas le réchauffement, ils ne cèdent pas à la panique. « Nous n’avons pas la preuve que d’ici 2040 le profil botanique sera complètement perturbé, affirme Jacques Henchoz, le processus est assez long. » Sébastien Favre est éleveur de vaches aux Moulins, sur la commune de Château-d’Oex et produit de l’Etivaz depuis 18 ans. Sur les différents alpages qu’il a exploités, il a observé ces changements.

Audio: Sébastien Favre “on monte au chalet plus rapidement qu’avant“

Des confrères corroborent: “les plantes indésirables, comme le séneçon jacobée, poussent en altitude. Il y a 20 ans, on ne connaissait pas ça“, constate Olivier Yersin, président de la coopérative de l’Etivaz et exploitant de l’alpage de Chaude dans le Chablais. Le séneçon jacobée, appelé aussi l’herbe de Saint‐Jacques, a profité de l’extension des alpages pour proliférer. Cette herbacée aux fleurs jaunes, toxique pour le bétail et les chevaux, peut atteindre un mètre de hauteur.

Les changements se font sur le long terme. Nos vaches pourront s'adapter. Sébastien Favre, éleveur et producteur de fromage Etivaz

Ces « fausses plantes » comme les nomment les agriculteurs ne sont, et ne seront jamais consommées par les vaches. Ces dernières savent faire le tri selon eux. Des bêtes qui s’autorégulent et s’adaptent à tout changement. Une vision partagée par tous les éleveurs que nous avons rencontrés, dont Sébastien Favre.

Vidéo: ces changements n’inquiètent pas Sébastien Favre

Corollaire, les forêts reprennent de la hauteur

L’homme a volontairement déboisé des parcelles d’altitude. L’objectif était de créer les conditions favorables à l’établissements d’alpages et d’exploitations agricoles de montagne. Sur le terrain, les éleveurs constatent cette forme de retour à la normale.

Son: le phénomène n’est pas passé inaperçu pour Jacques Henchoz 

Cette recolonisation des forêts n’exerce aucune influence directe sur la qualité des herbages. Et donc, du lait utilisé par les fromagers. Pour l’agriculteur chargé de l’entretien de son alpage, cela représente tout au plus du bûcheronnage supplémentaire.

Le verdissement des Alpes a été prouvé par des chercheurs de l’UNIL. Dirigé par le professeur Antoine Guisan, le laboratoire d’écologie spatiale Ecospat a démontré que “75% des zones alpines au-dessus de la limite des forêts subissent une augmentation de la biomasse végétale. C’est un cycle naturel, mais accéléré par les changements climatiques.“

Légende photo : Représentation des endroits où la végétation a progressé sur les 40 dernières années, basée sur des images de la NASA. L’intensité du vert est proportionnelle au degré de progression de la végétation. Les (rares) endroits en brun correspondent à un déclin de la végétation. Les zones de glaciers sont transparentes car elles n’ont pas été considérées dans l’étude. [UNIL/UNIBAS – NASA]


Cette évolution s’accompagne de l’apparition de certaines espèces. C’est une autre tendance qu’observent les scientifiques du centre Agroscope de la Confédération. “Les espèces en quête de fraîcheur montent en altitude. C’est un phénomène répandu“, affirme Massimiliano Probo, spécialiste en système pastoraux. Parmi les espèces concernées, le trèfle, la luzerne et l’herbe sont consommées par les vaches. S’il se défend d’être un expert du fromage, le scientifique annonce qu’un changement de goût des fromages est prévisible: “les caractéristiques chimiques du lait vont évoluer avec un impact sur les saveurs des fromages fabriqués avec ce lait.“

Inquiets, les producteurs de fromage?

Bien au contraire. Pour eux, ces aléas font partie des épreuves auxquelles doit se conformer leur profession, bien que les changements climatiques se fassent de plus en plus pesants pour la branche. Sur les saveurs futures, ils se montrent rassurants. Les herbages changent, et en parallèle, la technologie s’améliore. Elle va permettre de maintenir un niveau de qualité élevé de production laitière et fromagère.

Des vaches et des producteurs résilients

Ils invoquent la capacité d’adaptation des professionnels qui leur a permis de faire face à d’autres vents contraires par le passé. A l’image des intempéries et des sécheresses des étés 2021 et 2022. Philippe Gremaud rappelle aussi que l’agriculture de montagne est sujette à pléthore de normes, régulièrement actualisées.  Ces divers points consolident l’idée d’une paysannerie résiliente pour le président de la coopérative de l’Etivaz.

Vidéo: Philippe Gremaud “on trouvera les solutions. Comme toujours.“

Les saveurs d’un fromage proviennent de diverses sources de manière déséquilibrée. L’empreinte de certains facteurs est plus marquée que d’autres. Pour les agriculteurs, l’apport de l’homme passe avant le reste. « Un mauvais fromager avec un bon lait fera un mauvais fromage », concluent-ils à l’unisson.

Pour les scientifiques, des changements il y aura

Ils n’excluent pas une modification de goût qui relève de la logique, qu’on peut résumer en ces mots: comme la matière première change, le produit fini changera forcément.

Même avec un bon lait, un mauvais fromager fera un mauvais fromage Les producteurs interrogés

Sans toutefois opérer une révolution sensorielle qui ferait changer l’arôme du tout au tout. “Une modification de la nature des plantes aura une influence sur le lait, et donc sur la qualité du fromage“ confirme Emmanuelle Arias, collaboratrice scientifique à l’Agroscope dans le groupe de recherche « qualité du fromage, cultures et terroir ». Mais elle reste prudente.

Vidéo: « Au niveau de la texture, on verra des fromages plus blancs »

Quoiqu’il arrive, les paysans devront se réorganiser à l’aune des modifications de leur terrain d’exploitation. D’autant plus que la problématique du manque d’eau, corollaire du changement climatique, pointe le bout de son nez.

Guillaume Abbey
Lausanne, le 27 avril 2023

Photos et multimédias: Marion de Vevey, Guillaume Abbey, Keystone, Agroscope, coopérative des Producteurs de L’Etivaz, Université de Lausanne, NASA, Coopérative des Producteurs de L’Etivaz
Source & Auteurs: B. Jeangros, J. Troxler, D. Conod et J. Scehovic, J.O. Bosset, U. Bütikofer, R. Gauch, R. Mariaca, J-P. Pauchard et R. Sieber. Stations fédérales de recherche en production végétale de Changins et de recherches laitières de Liebefeld (Agroscope).

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