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Nos forêts survivront-elles au réchauffement climatique?

D’ici 2030, les températures devraient augmenter de 1,5 degré à l’échelle de notre planète, si rien n’est entrepris. Face à ce réchauffement prévu par les scientifiques, nos forêts suisses ont-elles encore une chance de perdurer? 

“De toute ma carrière de bûcheron, je n’avais encore jamais vu ça. Autant d’arbres secs, que ce soient les résineux ou les feuillus, c’est assez effrayant!” Le garde forestier jurassien Joseph Saucy ne peut que constater les dégâts au sein des bois qu’il entretient, mais il ne perd pas espoir.

Sous les coups de boutoir des fortes sécheresses, le paysage forestier devient de plus en plus lugubre. C’est l’une des conséquences directes du réchauffement climatique. Souvent dépeint comme un fossoyeur de la faune et de la flore, il a fait souffrir des pans de forêts entiers à travers le monde. Australie, Brésil, mais aussi plus proche de chez nous dans le sud-ouest de la France et en Espagne, les images de bois complètement calcinés ont été récurrentes en 2022.

La Suisse a aussi vécu sa deuxième période estivale la plus chaude, après 2003. Ses forêts n’ont pourtant pas été confrontées aux mêmes drames. Mieux, contrairement au climat alarmiste perpétué par les médias, tout ne semble pas encore fini pour nos bois. Dans notre pays, les futaies continuent d’avancer d’année en année, grignotant progressivement les pâturages.

Et s’il y avait finalement aussi du bon dans le réchauffement climatique? Sans céder au climatoscepticisme, nous avons confronté plusieurs acteurs qui s’occupent de la forêt d’aujourd’hui ou qui préparent celle de demain: bûcherons, gardes et ingénieurs forestiers, responsables cantonaux et communaux ou encore scientifiques, tous reconnaissent certaines difficultés rencontrées en lien avec le réchauffement climatique. Mais ce dernier apporte aussi son lot de surprises avec des conséquences positives.

Une forêt qui s’étend en silence

Dans une période où la défense du climat ainsi que la promotion du développement durable sont revenues sur le devant de la scène, l’ensemble des intervenants interrogés nous ont mis en garde avant chaque début d’entretien de faire très attention aux raccourcis. De manière générale, le réchauffement climatique n’est pas considéré comme un élément bénéfique pour l’entier de l’écosystème forestier par les professionnels du milieu. Mais ce n’est pas pour autant que la forêt suisse est en mauvaise santé. Sur l’ensemble du pays, les bois continuent de s’étendre année après année.

Infographie: augmentation de la surface forestière durant les 30 dernières années


La surface forestière couvre actuellement 32% de notre pays, soit 1,3 million d’hectares, selon les derniers relevés de l’Office fédéral de l’environnement. Sur l’ensemble de ces surfaces forestières, la Suisse compte plus de 140 essences. L’épicéa est la plus présente, suivie du hêtre et du sapin blanc.

Infographie: les 10 essences qui dominent les forêts suisses


Des hêtraies qui dépérissent

Pourtant, malgré cette avancée, certaines régions comme l’Ajoie dans le Jura sont fortement touchées avec des cimetières d’arbres à ciel ouvert. Comment l’expliquer? Ils sont la conséquence de plusieurs sécheresses successives, dont une majeure en 2018, avec des températures frôlant parfois les 40 degrés. Dans ce canton, l’arbre roi est le hêtre.

Malheureusement, ce dernier résiste très mal aux fortes chaleurs et c’est également une essence qui a besoin de beaucoup d’eau. Avec une absence marquée de précipitations la même année, le cocktail a été explosif, nous expliquait Valentin Queloz, expert à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL): “En 2018, certains peuplements de hêtres ont eu jusqu’à 80% de mortalité. C’est un phénomène qui dépassait l’entendement, nous nous sommes retrouvés avec des feuillus jaunis puis avec d’énormes trouées en pleine forêt.” 3e canton le plus boisé du pays avec 37’000 hectares, le Jura a vu plus de 100’000 m3 de ses hêtres sécher sur pied.

“En 2018, certains peuplements de hêtres ont eu jusqu’à 80% de mortalité. C’est un phénomène qui dépassait l’entendement.“

Valentin Queloz, expert au WSL

Nous sommes allés sur place en février dernier pour nous rendre compte de l’ampleur des dégâts, encore bien visibles 3 ans après cet événement. Nous avons accompagné le garde forestier Pascal Girardin en lisière de forêt, à Coeuve. En 40 ans de métier, ce responsable du triage Les Chênes, non loin de Porrentruy, n’avait encore jamais vu ça.

Au fur et à mesure de notre cheminement dans cette hêtraie, le bois craque sous nos chaussures et nous sommes baignés de lumière. En levant un peu la tête, difficile de comprendre au premier abord ce qui se joue ici. Nous sommes en plein hiver et la plupart des arbres n’ont plus de feuilles. Mais Pascal Girardin attire notre attention sur ce qu’est en train de vivre cette forêt:

Audio: à la découverte des forêts de Coeuve 

Cette absence de feuilles sonne le glas de ces arbres. Tout au plus, leur base survivra, mais ils ne fourniront plus de graines à l’avenir, ces dernières étant produites dans la couronne. La responsable en charge des forêts à l’Office de l’environnement du Canton du Jura, Mélanie Oriet souligne encore l’âge avancé des hêtres comme facteur aggravant: “En Ajoie, il y a une mortalité très élevée dans leurs peuplements car beaucoup d’entre eux avaient entre 60 et 120 ans. Soumis à un stress hydrique important, ils se sont fragilisés et n’ont pas eu les ressources suffisantes pour supporter les attaques des ravageurs comme le bostryche.”

Le scientifique Valentin Queloz souligne aussi la composante de la taille qui a joué un rôle: “Ce sont principalement les très grands hêtres qui ont dépéri. Plus les arbres sont grands, plus ils doivent pomper pour que l’eau arrive jusqu’à leur cime. Ces efforts répétés ont généré des bulles d’air qui ont fait exploser leurs vaisseaux. Un processus irréversible.”

L’autre grand perdant: l’épicéa

Cette essence vit également des temps difficiles à cause du réchauffement climatique. Planté massivement en plaine dans les années 1950 à 1970 pour l’exploitation de son bois, ce résineux n’y a plus sa place. Tout comme le hêtre, l’épicéa ne supporte pas les grosses chaleurs. Mais à cela s’ajoute encore son système racinaire traçant à ras du sol qui peine à puiser de l’eau. Avec des périodes de fortes sécheresses successives, il n’arrive plus à suivre le rythme et se fatigue au fil des ans. Jusqu’à une mort lente mais bien souvent certaine.

“Des pans de forêts entiers meurent car on a beaucoup misé sur les coupes rases par le passé en Suisse, explique Pierre-Antoine Coquoz, ancien garde forestier dans le Chablais vaudois pour le groupement des Agittes. De nombreux feuillus ont été coupés pour installer des monocultures d’épicéa car c’était ce qui était demandé par les scieries. Cette stratégie s’est avérée payante un certain temps financièrement, mais aujourd’hui la forêt en paie le prix fort. Elle n’est pas uniquement une usine à bois.”

Dans les années 50 à 70,  les coupes rases étaient monnaies courantes pour planter des monocultures d’épicéas à la place de feuillus. Aujourd’hui, elles sont déconseillées aux forestiers.


À noter encore que d’autres essences ont aussi souffert du réchauffement climatique à des degrés divers comme le sapin blanc ou encore le frêne, peu adaptés à des conditions plus chaudes et plus sèches. Les situations varient également selon le terrain sur lequel les arbres se trouvent.

À titre d’exemple, les bois du Plateau ont été un peu moins sous pression grâce au bassin molassique et sa bonne capacité de rétention d’eau. À l’inverse de ceux sur sols jurassiens, plus perméables car peu profonds et calcaires. En fonction de leur composition et leur sol, les forêts ne réagissent donc pas toutes de la même manière.

Tous les arbres ne sont pas condamnés

Pourtant, ces différents dépérissements ne sont pas forcément une mauvaise nouvelle. Plus adaptés et plus faibles, les arbres morts vont laisser derrière eux des trouées qui permettent aux forêts de se renouveler. Ce rajeunissement naturel est l’un des effets positifs du réchauffement climatique. Le cycle forestier suit ainsi son cours et certains candidats se démarquent déjà. C’est le cas du chêne, qui nous a été présenté à plusieurs reprises sur les terrains de notre enquête.

Cette essence aime beaucoup la lumière et profite ainsi de cette situation d’éclaircissement. Ces racines profondes sont également un avantage pour aller puiser efficacement l’eau dont il a besoin pour pousser. Mais ce rajeunissement naturel est souvent soutenu par des actions sylvicoles. “Si rien n’est fait, le hêtre qui pousse très vite prendra souvent le dessus sur les autres pousses, précise Pascal Girardin. Cinq à dix ans après un rajeunissement, les forestiers-bûcherons doivent intervenir pour favoriser les arbres semenciers qui pourraient plus facilement s’adapter au réchauffement climatique. On sélectionne plutôt le chêne, mais aussi le noyer, le tilleul, le cerisier ou encore l’érable.”

“Si rien n’est fait, le hêtre qui pousse très vite prendra souvent le dessus sur les autres pousses.“

Pascal Girardin, garde forestier

Cela peut être soit en procédant à de nouvelles plantations, soit par du martelage (marquage des arbres que l’on souhaite couper) ou encore en faisant du cassage, une technique largement partagée par les différents forestiers rencontrés, comme à Concise, dernier triage vaudois avant la frontière neuchâteloise.

Vidéo: démonstration de la technique du cassage

L’ensemble de ces actions doit aider les forêts à devenir plus diversifiées à l’avenir. Un moyen de les rendre plus résistantes face à des extrêmes climatiques (sécheresses, crues, gels tardifs ou encore avalanches) qui deviennent de plus en plus intenses et fréquents. Ce qui n’empêche pas les scientifiques qui étudient ces phénomènes de se montrer préoccupés: “De manière générale, il fait toujours plus chaud sur une moyenne annuelle et le déficit hydrique devient récurrent au printemps et en été, la période où les arbres en ont le plus besoin. Ce n’est pas réjouissant”, souligne Valentin Queloz. Professeure à l’EPFL et également membre du WSL, Charlotte Grossiord estime, elle, que la partie n’est pas encore gagnée en termes de diversité:

Audio: une diversité qui diminue

Autre effet concret du réchauffement climatique: la montée en altitude des essences. Le chêne est à nouveau l’un des feuillus qui profite de ces changements de conditions. Principalement situé en plaine, il est désormais possible d’en trouver plus facilement dans les forêts de montagne.

“D’ici à 150 ans, l’apparition de nouvelles essences en Suisse sera favorisée par une ascension évaluée à 600 mètres”, précise Pierre-Antoine Coquoz. La hausse des températures devrait également repousser la limite altitudinale. “Aujourd’hui les arbres poussent jusqu’à 1’800-2’000 mètres. Le froid et la neige sont des facteurs limitants. Mais avec le réchauffement climatique, ils devraient pouvoir s’installer plus haut. Certaines essences y trouveront leur compte alors que d’autres disparaîtront”, analyse encore Mélanie Oriet.

La forêt de demain est déjà en préparation

Afin d’éviter, ou tout au moins d’atténuer les pertes massives de bois à l’avenir, la plupart des forestiers consultés échangent régulièrement avec les scientifiques du WSL afin de parfaire leurs stratégies sylvicoles. Ce qui ressort de notre enquête, c’est qu’ils misent désormais sur une diversification de leurs triages: essences, provenances, âges ou encore tailles. Pour simplifier: leur but est d’éviter d’avoir deux fois le même arbre l’un à côté de l’autre.

L’institut WSL quant à lui effectue depuis l’automne 2020 des plantations expérimentales aux quatre coins du pays afin de déterminer quelles essences susceptibles d’être adaptées à la fin du siècle pourraient déjà croître aujourd’hui. Ce réseau comprend 50 parcelles pour plus de 55’000 plants. Sur la majorité de ces parcelles, les potentielles essences du futur sont testées dans des conditions actuelles à l’air libre, alors que trois d’entre elles sont équipées de serres dans lesquelles différents scénarios climatiques attendus sont simulés (+3 à 5 degrés avec variation du taux d’humidité). Deux se trouvent à Zurich et à Bâle, alors que la dernière se situe dans le canton de Vaud, à Apples.

Barbara Moser est l’une des responsables qui y effectue des relevés chaque semaine. À l’aide d’un double-mètre, les scientifiques comparent la croissance de six différentes essences à l’intérieur et à l’extérieur: trois exotiques (sapin de Douglas, chêne chevelu et cèdre de l’Atlas et trois indigènes (sapin blanc, hêtre et chêne sessile). Les résultats définitifs ne seront pas connus avant 8 ans, mais un peu plus d’une année après les plantations, l’experte du WSL remarque pour l’instant que les pousses grandissent plus vite sous serres. Une essence semble même sortir du lot:

Vidéo: le bourgeonnement précoce sous serre

Des solutions semblent donc exister pour préparer la forêt de demain. Bien que préoccupé par le réchauffement climatique et ses effets sur l’écosystème forestier, l’ensemble des professionnels avec qui nous avons échangé dans le cadre de cette enquête est catégorique: la forêt suisse n’est actuellement pas en danger. Elle survivra à l’homme, mais elle sera certainement amenée à évoluer et probablement plus tôt qu’initialement prévu.

Nos intervenants imaginent des forêts futures avec plus de feuillus, des arbres plus petits, thermophiles et qui pousseront sur des sols plus secs qu’aujourd’hui. Enfin, ce qui changera également, ce seront les fonctions que l’homme prêtera à la forêt, entre protection, accueil et exploitation, selon l’état de santé de ses peuplements. Mais bonne nouvelle, il semblerait que nos enfants vont pouvoir continuer de se promener dans les bois pendant que le loup n’y est pas.

Xavier Crépon, le 27 avril 2023

Crédits photos: © Vanessa CARDOSO – 24HEURES
Crédits infographies: 4e inventaire forestier national suisse (WSL)

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