Chapters
23A·Longform

Coûts de la santé : anatomie d’une hausse

Pourquoi payons-nous autant pour notre assurance maladie en Suisse ? La hausse des primes de 8,7% en moyenne affecte durement les ménages suisses cette année. Quasiment inégalée dans l’histoire du pays, cette hausse est pourtant de plus en plus difficile à justifier.

« La question aujourd’hui dans notre système de santé n’est pas de faire mieux, mais de faire moins. » Ce constat du sociologue de la santé Sandro Cattacin, professeur à l’Université de Genève, a de quoi étonner, tant la Suisse se targue d’être justement à la pointe en matière de recherche médicale et de prouesses technologiques. L’espérance de vie en Suisse figure parmi les plus hautes du monde et la très grande majorité de la population juge son état de santé général bon, voire très bon, selon l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

La question aujourd’hui dans notre système de santé n’est pas de faire mieux, mais de faire moins. Sandro Cattacin, sociologue de la santé

Une si grande qualité de vie justifie-t-elle pour autant de consacrer une part aussi importante de son revenu à son assurance maladie (environ 14% , selon le monitoring 2020 de l’OFSP) ? Les acteurs de la santé semblent plus sceptiques que jamais. Ils sont même unanimes à dénoncer la cherté des primes d’assurance maladie, et pour cause : en 2024, les assurés débourseront en moyenne 350 francs supplémentaires pour leurs primes – et même davantage en Suisse romande, où la hausse est la plus marquée. Depuis l’introduction de l’assurance de soins obligatoire (LAMal) en 1996, c’est la troisième hausse la plus élevée.

Assureurs, sociologues, politiques, prestataires de soins et économistes de la santé s’accordent malgré tout sur le fait que la hausse est justifiée, dans la mesure où elle reflète fidèlement les coûts effectifs de la santé. Ceux-ci sont en effet en expansion permanente : en l'espace de trente ans, ils ont plus que doublé, atteignant près de 90 milliards de francs aujourd'hui.

Si le vieillissement de la population et la croissance démographique contribuent à cette hausse des coûts, ce ne sont cependant pas les seuls facteurs en cause. Contre toute attente, certains acteurs importants dans le paysage de la santé suisse pointent justement l'opulence du système de santé suisse et les nombreuses zones d'ombre qu'elle recèle, ainsi que leur coût.

"Il y a beaucoup d’opacité dans notre système de santé, relève d'emblée Stefan Meierhans, surveillant des prix de la Confédération. Nous n’avons pas assez de connaissances, ni de transparence sur les données qualitatives de notre système de soins."

Il existe bien quelques données – registres pour les prothèses et certains cancers –, mais aucun indicateur par pathologie, ni pour le domaine ambulatoire et les cabinets médicaux. De tels indicateurs seraient pourtant cruciaux, puisqu'ils permettraient de connaître l'efficience des traitements et des actes médicaux réalisés. Les soignants pourraient ainsi choisir, de façon informée et judicieuse, de les effectuer ou, au contraire, d'y renoncer.

Il y a beaucoup d’opacité dans notre système de santé. Stefan Meierhans, surveillant des prix de la Confédération

Un exemple de ce manque de données ? Selon le Contrôle fédéral des finances, 20% des traitements effectués sont tout simplement inutiles pour les patients. Or, s'ils sont sans effets au niveau thérapeutique, leur impact sur les coûts est, lui, bien réel.

De nombreux surcoûts

Qui plus est, le système de santé suisse manque grandement de rationalisation. De nombreux surcoûts sont en effet régulièrement identifiés par le surveillant des prix de la Confédération, et ce dans divers domaines : les analyses médicales, le milieu stationnaire, les appareils auditifs, les stimulateurs cardiaques… mais aussi les génériques, jusqu’à deux plus chers en Suisse que dans des pays voisins.

"On vit sur un îlot de cherté en matière des prestations de santé, critique Stefan Meierhans. Pourquoi les Suisses devraient-ils payer deux fois le prix pour les médicaments génériques ? Pourquoi devraient-ils payer quatre fois le prix pour les analyses laboratoires comparé avec les pays avoisinants ? Pour moi, il n'y a aucune raison à cela. Au final, il s'agit juste de préserver des vieux privilèges."

Rajoutons à ces surcoûts une surabondance d'appareils médicaux. La Suisse dispose de près de 280 établissements hospitaliers, dont de nombreux ont acquis les mêmes appareils médicaux de pointe. Une décentralisation qui coûte extrêmement cher, à en croire Jérôme Cosandey, directeur romand du think tank Avenir Suisse et spécialiste de la politique de santé.

Le Danemark, à la superficie et à la population sensiblement similaires à celles de la Suisse, a décidé à l'inverse de centraliser ses grands centres médicaux et de regrouper les compétences médicales spécifiques. Il compte aujourd'hui 21 hôpitaux, et dépense trois fois moins que la Suisse dans le domaine de la santé.

Village alternatif de Christiania, au centre de Copenhague (© News Øresund/Johan Wessman)

"Au Danemark, on a une planification extrêmement précise, détaille Jérôme Cosandey. Certains types de machines et de certaines spécialités ne se retrouvent que dans des grands centres médicaux vers lesquels les patients sont dirigés. C'est un modèle auquel nous devrions réfléchir."

Et ce n'est pas le seul modèle danois dont la Suisse devrait s'inspirer, à en croire les acteurs de la santé interrogés dans le cadre de cette enquête. Nombre d'entre eux souhaiteraient que la Suisse suive aussi son homologue danois  question des médecins spécialistes. Ceux-ci sont en effet légion en terre helvétique, au détriment des médecins généralistes et des médecins de famille.

Le règne des médecins spécialistes

En Suisse, le nombre de spécialistes – et la somme qui leur est allouée – ne cesse de croître, tandis que le nombre de généralistes se réduit, lui, comme peau de chagrin. Selon la Fédération des Médecins Suisses (FMH), les médecins de premier recours ne représentent pas plus de 22% du corps médical aujourd'hui.

Fait avec CANVA

Une pénurie que déplore Myriam Ingle, généraliste et présidente de l’Association vaudoise des médecins de famille, et qu'elle explique par la faible attractivité financière et la pénibilité du métier. La disparité est d'autant plus regrettable pour Myriam Ingle que la médecine générale permettrait, selon elle, de réguler les coûts de la santé de façon très efficace.

>> Ecouter Myriam Ingle, généraliste et présidente de l’Association vaudoise des médecins de famille

La FMH abonde en ce sens : "Il faut former plus de médecins de famille, affirme le porte-parole de la fédération, Benjamin Fröhlich. Une médecine de premier recours forte, avec des médecins de famille et des pédiatres, contribue à une meilleure efficacité des coûts."

Convaincu depuis longtemps, le Danemark a entrepris d'inverser ce ratio au cours de sa grande réforme de son système de santé amorcée en 2007. Aujourd'hui, la population danoise peut compter sur un corps médical composé de 80% de généralistes et 20% de spécialistes. Et la mesure porte ses fruits, selon Jakob Skaarup Nielsen, expert du système danois de santé et directeur de Healthcare Denmark, une association publique-privée à but non lucratif.

> Ecouter Jakob Skaarup Nielsen, expert du système danois de santé et directeur de Healthcare Denmark

Si la population danoise doit parfois s'armer de patience pour obtenir un premier rendez-vous ou être ensuite dirigé vers un grand centre médical, la performance du Danemark en termes de santé ne faiblit pas, selon les indicateurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Rééquilibrer les professions des médecins n'est pas la panacée si on souhaite réduire les dépenses : encore faut-il revoir la façon dont les médecins sont rémunérés.

En Suisse, les prestataires de soins sont rémunérés selon le système de tarification Tarmed. Souvent méconnu du grand public et relativement opaque, il est pourtant au coeur des enjeux économiques de la santé, selon Pierre-Yves Maillard, conseiller aux Etats socialiste vaudois. "C'est un système qui est très peu décrit, analyse-t-il, mais qui, à mon avis, est fondamental."

Des factures au sommet

Tarmed est basé sur le principe de financement de l'acte médical : chaque prestation, dans les cabinets médicaux et dans les hôpitaux, est facturée individuellement. Or, grâce au progrès technologique, les interventions réalisées par les médecins spécialistes se déroulent en un temps toujours plus court. Par conséquent, le volume d'actes qu'ils peuvent effectuer augmente, ainsi que leur rémunération... contrairement aux généralistes qui, eux, pratiquent peu d'interventions et dont le revenu, par conséquent, reste stable.

Selon la faîtière des assureurs Santésuisse, cette grille tarifaire à a permis à certains gastroentérologues, cardiologues et chirurgiens de facturer des millions de francs à l'assurance maladie de base... et même de facturer des journées de travail de plus de vingt-quatre heures !

Pour contrer ces dérives, certains prestataires de soins veulent introduire d'autres systèmes de tarification, à l'image de Christian Wille, directeur de l’Ensemble hospitalier de la Côte (EHC). Ce dernier mène actuellement un projet pilote de financement par capitation, c'est-à-dire un forfait fixe pour chaque patient en fonction de la pathologie et du traitement.

>> Voir Christian Wille, directeur de l’Ensemble hospitalier de la Côte (EHC)

Selon Christian Wille, un tel système responsabiliserait le corps médical et l'encouragerait à effectuer uniquement les examens médicaux nécessaires. Il séduit même au-delà du monde hospitalier : plusieurs assurances, à l'instar du Groupe Mutuel, ont rejoint le projet pilote.

"Nous l'avons rejoint parce que si on ne fait rien, les coûts de la santé vont continuer à augmenter, explique Nathalie Voeffray, experte chez Groupe Mutuel. Un changement de tarification induirait une baisse des coûts et des primes. Le système de santé suisse a clairement besoin d'arrêter le paiement à l'acte."

Le changement est déjà en cours ailleurs, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Les deux pays montrent, selon l'experte, un potentiel d'économie allant jusqu'à 19%. "C'est non négligeable", se réjouit Nathalie Voeffray.

Le système de santé suisse a clairement besoin d'arrêter le paiement à l'acte. Nathalie Voeffray, experte Groupe Mutuel

Le prix de la longévité

Endiguer la hausse des coûts de la santé pourrait aussi prendre un autre chemin, plus philosophique, mais avec un effet économique tout aussi concret : celui d'accepter le vieillissement et, in fine, la mort. Autrement dit, renoncer à l'acharnement thérapeutique et faire preuve de retenue dans certaines interventions médicales proposées aux personnes âgées.

Toute vie longue a en effet un coût important, comme le rappelle le sociologue Sandro Cattacin. Les derniers dix-huit mois de vie sont les plus chers. Certains pays européens ont donc décidé de ne plus rembourser certains soins au-delà de quatre-vingts ans, comme le remplacement d'une prothèse de hanche.

Pierre-Yves Maillard confie à ce sujet l'histoire de son propre père qui, à l'âge de 81 ans, a décidé de ne pas recevoir de soins pour son cancer. "Quand il a vu tout ce qu'il fallait faire pour gagner, au mieux, deux ou trois ans de vie, il a refusé tous les traitements proposés par les médecins, se souvient-il avec émotion. Il est mort à la maison, comme il le voulait."

Mon père a refusé tous les traitements proposés par les médecins. Il est mort à la maison, comme il le voulait. Pierre-Yves Maillard

Une décision à laquelle s'opposait pourtant le corps médical. "C'était très frappant, se rappelle Pierre-Yves Maillard. Les soignants considéraient que c'était leur devoir d'insister pour dire qu'il y avait une guérison possible."

Au-delà du rêve

Pour Sandro Cattacin, cette volonté d'une guérison à tout prix est largement responsable des coûts exorbitants de la santé : "Je pense qu'il y a de nombreuses possibilités pour rationaliser nos dépenses, explique-t-il. Mais rationaliser, cela signifie d'arrêter ce rêve de vivre en bonne santé le plus longtemps possible. Et ça, je ne sais pas si nous y sommes préparés."

Des questions très délicates à aborder dans notre société, tant elles impliqueraient que l’on change de paradigme : ne plus céder aux sirènes de l'immortalité et accepter la finitude quand elle surgit – et ce, quoi qu'il nous en coûte.

Femme âgée au bord du lac de Lucerne (©KEYSTONE/Christof Schuerpf)

Texte: Charlotte Frossard
Vidéo & audio: Charlotte Frossard, Olaf König & François Tardin
Photos de couverture & chapitres: Keystone
Publié le 19.04.2024

read more: