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Covid, coup de boost ou de mou pour les médecines alternatives?

La pandémie de Covid-19 a poussé certains patients vers des soins plus naturels. D’un autre côté, certains thérapeutes se sont rangés du côté des complotistes. Le coronavirus a-t-il redoré ou entaché l’image des médecines alternatives?

Chez Marine, l’homéopathie est une histoire de famille. “Mes parents m’ont toujours emmenée chez un pédiatre homéopathe“, confie la jeune femme de 30 ans. Pour la Valaisanne, cette approche a souvent porté ses fruits contre les tracas du quotidien comme la toux, la fièvre ou encore l’anxiété et les troubles du sommeil. 

Aujourd’hui, selon ses besoins, elle se tourne volontiers vers des thérapies comme l’ostéopathie, la réflexologie, l’acupuncture ou encore la kinésiologie. Mais Marine n’hésite pas non plus à dégainer paracétamol ou ibuprofène en cas de besoin.

En revanche, pas question pour Maria, 70 ans, originaire de Genève, d’avoir recours à la chimie. Elle ne se souvient d’ailleurs pas de sa dernière visite chez le médecin et ne se soigne qu’à coups de massages et fleurs de Bach. Faut-il pour autant y voir un rejet catégorique de la médecine classique?

VIDEO: “Je suis quand même infirmière de formation et de profession“, Maria, adepte des thérapies naturelles

“Médecines douces“, “parallèles“, “empiriques“ ou encore “alternatives“. Les étiquettes sont nombreuses pour désigner les soins non conventionnels, ou autrement dit, non prodigués en milieu médical. “Le terme “complémentaire“ est plus fidèle à la réalité parce que les patients ont tendance à alterner entre thérapies et médecine traditionnelle plutôt que de choisir l’une ou l’autre manière de se soigner“, analyse Pierre-Yves Rodondi, médecin homéopathe et professeur à l’Université de Fribourg.

Pression populaire

Comme Marine et Maria, les Suisses sont nombreux à avoir recours aux médecines complémentaires de manière ponctuelle ou régulière. Une récente enquête réalisée à la demande du Registre de Médecine Empirique (RME) le prouve: deux tiers des 6375 personnes de 16 ans et plus interrogées durant l’été 2021 ont déjà eu recours à la médecine complémentaire. La moitié d’entre elles environ avait eu recours à des thérapies complémentaires dans les trois années précédant l’enquête. 

Utilisation de la médecine complémentaire en Suisse (2021)

© Registre de Médecine Empirique

“La votation par le peuple en 2009 pour une meilleure prise en charge des médecines complémentaires explique en partie cet intérêt de la part des Suisses“, commente Pierre-Yves Rodondi. Depuis, l’homéopathie, la médecine traditionnelle chinoise, la médecine anthroposophique et la phytothérapie sont remboursées par l’assurance de base (LAMal). “Ça a permis de légitimer certaines pratiques“, complète le professeur.

En Suisse, la Fédération de la médecine complémentaire (Fedmedcom) estime désormais à environ mille le nombre de médecins dispensant l’une des thérapies récemment inscrites dans le catalogue de l’assurance obligatoire. Tous doivent être détenteurs d’une formation postgraduée reconnue par la Fédération des médecins suisses (FMH).

De l’ostéopathie aux soins énergétiques

Mais ce que l’on classe dans “médecines complémentaires“ ne se résume pas à ces quatre disciplines dispensées par des praticiens qui, pour la plupart, sont des médecins de famille. Il faut aussi prendre en compte les soins prodigués par des thérapeutes. Ces derniers peuvent être pris en charge par l’assurance complémentaire. 

La Fedmedcom estime aujourd’hui à 25 000 le nombre de thérapeutes. Si les plus plébiscités sont, sans surprise, les ostéopathes, selon l’Enquête suisse sur la santé de 2017 publiée par l’Office fédéral de la santé publique, d’autres thérapies moins courantes ont aussi leur patientèle. C’est le cas notamment des soins énergétiques, comme ceux donnés par Sophie Boeuf-Brunner, thérapeute en soins psycho-énergétiques à Genève depuis plus de dix ans.

VIDEO: Sophie Boeuf-Brunner pratique un soin énergétique sur Maria, pour rééquilibrer les émotions

Prendre sa santé en main

Dans sa pratique de médecin de famille, Pierre-Yves Rodondi se réjouit de constater que ses patients manifestent une envie grandissante de prendre en main leur bien-être. Cette proactivité vis-à-vis de sa propre santé fait écho à la philosophie qui sous-tend les médecines complémentaires.

“Contrairement à la médecine traditionnelle, où le patient va s’en remettre au pouvoir du médecin ou du médicament, les thérapies non conventionnelles vont faire en sorte que le patient soit acteur de sa guérison“, souligne la thérapeute Sophie Bœuf-Brunner.

VIDEO: “Le symptôme est une lumière qui s’allume“, Maria, adepte des thérapies naturelles

Pour la sociologue de la santé Claudine Burton-Jeangros, professeure ordinaire à l’Université de Genève, l’essor des médecines complémentaires vient donc de la pression sociale. “En se tournant vers des thérapies non conventionnelles, la population entend combler les lacunes de la médecine traditionnelle, qui n’adopte pas une vision globale de la personne“, explique-t-elle.

Santé et Covid-19

En ce sens, la pandémie de Covid-19 a pu encourager une partie de la population à se tourner vers des thérapeutes. “Cette période s’est accompagnée de nombreux messages nous demandant de conscientiser notre état de santé et de prendre les choses en main“, explique la sociologue Claudine Burton-Jeangros. 

Pour l’instant, il n’existe pas de données montrant l’impact du coronavirus sur le recours aux médecines complémentaires. En revanche, à la suite de notre demande, le Groupe Mutuel a rassemblé des chiffres qui attestent d’un avant, d’un pendant et d’un après pandémie. Cela se traduit dans les coûts engendrés par les médecines complémentaires reconnues par l’assurance de base.

Entre 2019 et 2021, la variation du coût par assuré se monte à 11,2%. 2020 affiche une baisse que le Groupe Mutuel incombe au confinement, tandis que 2021 est marquée par un fort rattrapage.

Le nombre d’assurés ayant eu recours aux médecines complémentaires entre 2019 et 2021 a augmenté, mais de manière moins considérable que les coûts. Pour le Groupe Mutuel, cela veut donc dire que les personnes qui étaient déjà adeptes de soins non conventionnels en consomment davantage qu’auparavant.

La stagnation de 2020, suivie d’un fort regain d’intérêt, Sophie Bœuf-Brunner a aussi pu le constater dans son cabinet. “On a tout d’abord vécu un arrêt brutal de l’activité. Puis la patientèle est revenue mais de manière frileuse“, se souvient la thérapeute. Aujourd’hui, il faut facilement attendre un mois avant d’avoir un rendez-vous chez celle qui connaissait déjà un grand succès avant la pandémie.

“Il y a eu des prises de conscience dans la population. J’ai à présent aussi des patients qui n’auraient pas prêté attention aux soins complémentaires avant la pandémie“, constate-t-elle. L’état psychologique d’une grande partie des personnes qu’elle traite n’est pas au beau fixe. Conséquence directe, selon elle, de la crise sanitaire.

Thérapeutes, tous complotistes?

En France, en 2014, une campagne de prévention s’inquiétait de la prolifération des “médecines alternatives nuisibles“ et mettait en garde contre les “faux thérapeutes“. L’émission “En ligne directe“ de la RTS avait alors réuni des thérapeutes et anthropologues pour en débattre. Si, pour certains, cette campagne avait des airs de chasses aux sorcières, pour d'autres, le danger était réel. 

C’était notamment l’avis du généticien et professeur honoraire d’anthropologie à l’Université de Genève, André Langaney. Si ce dernier, au micro de la RTS, dénonçait notamment ces soins qui “ne peuvent pas faire de mal“ mais qui génèrent de l’argent en vendant des “effets placébo“, il s’invectivait surtout contre les mouvements sectaires opposés à la vaccination. “À cause d’eux, des maladies comme la rougeole repartent en Suisse alors qu’elles auraient dû disparaître“, déclarait-il à l’époque, sur les ondes.

Le Covid-19 a plus que jamais creusé le fossé entre les personnes en faveur de la vaccination et les antivax. Parmi ces derniers, les voix de certains thérapeutes se sont élevées. C'est le cas notamment de la naturopathe française Irène Grosjean, pour qui le Covid-19 a été fait pour “vendre des vaccins“ et qui a récemment fait scandale avec une vidéo dans laquelle elle conseille aux parents de soigner leurs enfants en leur “frottant le sexe et le siège“.

En Suisse, et plus précisément dans le Jura, on a craint des dérives sectaires durant la pandémie. En effet, nombreux sont les patients à avoir eu recours à des remèdes naturels pour se prémunir du virus, comme cet homme, dont la peau est devenue bleue après avoir ingéré des particules d’argent.

Une jungle à réguler?

Le nombre de thérapeutes est passé de 6000 à 25 000 en seulement vingt ans. En plus de leur rôle de syndicats, des entités comme l’Association des praticiens en thérapies naturelles (APTN) ont pour mission de garantir le sérieux des thérapeutes qu'elles représentent. Et Monica Delastre, présidente de l'APTN, reconnaît que dans le nombre, il peut y avoir des charlatans.  

AUDIO: “Du moment qu'on touche une personne malade on a une grande responsabilité“, Monica Delastre, présidente de l'APTN

Dans ce souci de réglementation, l’APTN a participé à la mise sur pied du diplôme fédéral en thérapies complémentaires (2015) et de celui en médecines alternatives (2016). Mais de fédéral, ces diplômes ne semblent avoir que le qualificatif. “Ils ne sont pas forcément reconnus au niveau cantonal. L’APTN travaille donc en ce moment avec les médecins cantonaux dans l’espoir de modifier les lois et ainsi, protéger les thérapeutes certifiés et par là même, leurs patients“, souligne Monica Delastre.

Elle concède que le rapprochement de certains thérapeutes aux sphères complotistes a pu entacher l’image des médecines complémentaires, entraînant une perte de la clientèle. Mais pour la présidente de l'APTN, c'est surtout le climat de peur ambiant qui a pu mettre à mal la patientèle des thérapeutes, au même titre que dans d’autres domaines de la santé.

L'amalgame entre antivax et thérapeutes se fait facilement. Or la réalité est plus complexe. Claudine Burton-Jeangros, sociologue de la santé

“Etant donné que les praticiens en thérapies complémentaires sont moins systématiquement en faveur des vaccins et qu’il en va de même pour leurs patients, l’amalgame entre antivax et thérapeutes se fait facilement. Or la réalité est plus complexe“, prévient la sociologue Claudine Burton-Jeangros.

Selon elle, il faut penser en termes de gradation: entre quelqu’un qui s'interrogerait sur la vaccination et un complotiste, il existe un large échantillon d’attitudes. “Et en période d’incertitude comme celle que l’on a vécue durant la pandémie, il est normal de se poser des questions“, ajoute-t-elle.

Vers une médecine intégrative

L’essor des médecines complémentaires se traduit par le développement de ce que l’on appelle la médecine intégrative. Elle associe la médecine conventionnelle aux médecines complémentaires dans l’idée d’améliorer le bien-être du patient plutôt que de soigner une pathologie en particulier. Depuis quelques années, elle commence à faire son entrée en milieu hospitalier, comme en 2015, lors de la création du Centre de médecine intégrative et complémentaire au CHUV par le professeur Pierre-Yves Rodondi.

Ce dernier participe d’ailleurs à une étude en cours aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Financée par la Fondation Leenaards, le projet COVintégra part du constat que parmi les personnes atteintes de covid long, nombreuses sont celles à avoir recours aux médecines complémentaires. “Pour l’instant, nous essayons de comprendre les pratiques de chacun“, précise Pierre-Yves Rodondi. Le but sera ensuite de déterminer les meilleurs moyens de traiter les patients en mêlant différentes approches et en prenant en compte la personne dans son ensemble. 

En ce sens, le virus du Covid-19, aura peut-être une influence positive sur le développement des médecines complémentaires, en boostant la recherche liée à la médecine intégrative.

VIDEO: “On s’est rendu compte qu’on était mortel“, Ambre Burgin, réflexologue à la clinique des Grangettes (Genève)

D’abord indépendante, Ambre Burgin a rejoint le centre de médecine intégrative de la clinique des Grangettes à Genève lors de son ouverture, en octobre 2021. Aux côtés d’autres thérapeutes, elle travaille main dans la main avec les médecins de la clinique, et particulièrement avec celles et ceux du service d’oncologie.

Si elle assure que la collaboration se fait de plus en plus naturellement entre les thérapeutes et les médecins, elle reconnaît qu’il reste encore du chemin à parcourir. “Certains se disent que ça ne peut pas faire de mal mais ne voient pas le réel bien que ça peut apporter aux patients“, ajoute-t-elle.

Et pourtant, les gestes issus des thérapies non conventionnelles sont désormais enseignés aux soignants de demain. Et la professeure Corinne Schaub en sait quelque chose. Infirmière de formation, elle enseigne depuis plusieurs années des techniques de massage aux étudiants et étudiantes de la Haute Ecole de Santé du canton de Vaud (HESAV). Pour elle, l’intérêt grandissant de la part des milieux médicaux pour la massothérapie, la pleine conscience (mindfulness), l’hypnothérapie ou encore l’acupuncture est quelque chose de très positif. Elle appelle cependant à la vigilance.

AUDIO: “Le risque est que la médecine s'approprie ces thérapies“, Corinne Schaub, professeure à l'HESAV

Pour la sociologue ClaudineBurton-Jeangros, la médecine intégrative va sans doute continuer à se développer. Mais reste à savoir si les thérapies non conventionnelles seront véritablement intégrées en milieu médical ou mises sous tutelle par la médecine conventionnelle.

27 avril 2023

Texte: Sabrina Roh

Photos et multimédias: Sabrina Roh, Rafael Pacheco, Keystone, Registre de Médecine Empirique

Sources:

Emission “En ligne directe“ du 12 novembre 2014, RTS

“Intoxiqué par des particules d'argent, il a désormais la peau bleu à vie“, RTS, 12 novembre 2021

“Le recours aux médecines alternatives face au Covid-19 inquiète dans le Jura“, RTS, 15 décembre 2021

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