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Les anti-avortement repartent en croisade

Galvanisés par la décision de la Cour Suprême des Etats-Unis de révoquer le droit fédéral à l’avortement, les opposants aux interruptions de grossesse opèrent un retour en force en Suisse. Derrière une agitation médiatique, une stratégie des petits pas.

”Grâce à la prière, nous espérons toucher le cœur des femmes qui traversent une crise dans leur grossesse. Je prie pour qu’elles choisissent la vie de leur enfant plutôt que la mort.” Au téléphone, la voix fluette de Lisa, étudiante bâloise de 19 ans qui refuse de divulguer son nom de famille. Depuis le début de la campagne ”40 jours pour la vie”, cette fervente chrétienne fait l’impasse sur sa pause-déjeuner et file en direction de l’hôpital de la cité rhénane.

Là, elle se mêle à un petit groupe qui se tient devant la maternité portant des pancartes où s’affichent des slogans en allemand ”Liebe sie beide” (”Aime-les les deux”) ou en anglais ”Pray to stop abortion” (”Prie pour faire cesser les avortements”). Trois à quatre fois par semaine, elle vient prier ”afin de toucher le cœur des femmes et leur donner la force de mener à terme des grossesses non désirées.”

Je prie pour qu'elles choisissent la vie de leur enfant plutôt que la mort Lisa, 19 ans, militante anti-avortement

Pour la jeune femme, aucun doute, la vie apparaît au moment de la conception, ”lors de la création d’un génome complet”, assure-t-elle. Et il s’agit de garantir par tous les moyens les droits de “l’enfant“ à naître, à une exception près: en cas de danger mortel pour la mère. ”Lors d’une chimiothérapie par exemple, le but n’est pas de tuer l’enfant mais le cancer. Si l’intention est de tuer une vie à naître, alors là, c’est inacceptable”, explique la militante. Et dans des cas extrêmes, lors d’un viol par exemple? ”Je ne crois pas que l’enfant devrait subir les conséquences des actes de son père.” 

Militante anti-avortement à 19 ans
Si Lisa assume sa position anti-avortement, elle la sait impopulaire. Elle a donc fait le choix de ne plus en parler avec ses amis. ”Ils connaissent et respectent mes opinions mais il est vrai qu’on n’échange plus sur le sujet”, concède-t-elle avant de poursuivre: ”J’ai eu de la chance de trouver ce groupe catholique. C’est au sein de cette communauté que j’ai entendu parler de cette campagne. J’ai tout de suite voulu participer”.

À Bâle, ils sont 120 à être venus se relayer durant les 40 jours de cette campagne internationale, née aux Etats-Unis (USA), pays dont la Cour Suprême a révoqué le droit fédéral à l’avortement le 24 juin 2022 en enterrant l’arrêt ”Roe v. Wade”. Une décision qui a donné des ailes aux opposants à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans le monde entier. 

En images, les acteurs du mouvement anti-IVG

  • L'initiative "La nuit porte conseil" est portée "Andrea Geissbühler, députée UDC (BE) © KEYSTONE/Adrien Perritaz

La Suisse ne fait pas figure d’exception. Le 17 septembre 2022, ils étaient près d’un millier à défiler à Zurich-Oerlikon lors de la douzième édition de La Marche pour la Vie. Parmi eux, Samuel Kullmann, politologue et député UDF au Grand Conseil de la ville de Thoune. Celui qui se présente comme ”un adepte de Jésus Christ” sur son profil Instagram n’a manqué aucune édition depuis la création du mouvement en 2011. Mieux, le trentenaire est devenu en 2019 le responsable des réseaux sociaux de la manifestation.

”Il faut protéger la vie des enfants à naître. On veut moins d’avortements en Suisse car avec cet acte, on prend une vie humaine”, explique ce membre de l’église évangélique rencontré chez lui dans une banlieue résidentielle de Thoune. Pour lui, la décision de la Cour Suprême américaine va dans la bonne direction et tant pis pour ceux qui s’inquiètent de voir le droit des femmes régresser. ”On ne veut pas restreindre le droit des femmes mais trouver un équilibre avec celui de l’enfant à naître, se justifie-t-il. Nous réclamons qu’il soit mieux protégé en Suisse.”

En images: les militants anti-avortement dans la rue

  • Le comité d'initiative "Oui à la vie" dépose son texte à Berne. 13 septembre 1972 (KEYSTONE/Str)

C’est sur Facebook que Samuel Kullmann diffuse vidéos, photographies et messages anti-avortement et organise des manifestations. La page qu’il administre –  La Marche pour la vie – dénombre plus de 5’300 abonnés.

On peut y voir notamment des images en 3D – non authentifiées – d’échographies de fœtus accompagnées du slogan: “La vie commence dès la conception“, des publications encourageant la communauté à signer deux initiatives anti-avortement – Sauvez les bébés viables et La nuit porte conseil – lancées par deux députées de l’Union démocratique du centre (UDC) ou plus récemment un post se félicitant pour la nouvelle loi adoptée par le parlement de Floride (USA) et signée le 13 avril par le gouverneur Ron DeSantis qui interdit désormais les avortements au-delà de six semaines de grossesse.

Vidéo : Samuel Kullmann, cet activiste qui milite depuis sa chambre

C’est en ligne que les associations hostiles aux interruptions de grossesse diffusent également leurs messages et revendications. L’une des plus visibles, l’Association Mamma, est très active en Suisse et affiche clairement son positionnement. Sur son site web, on peut lire que ”que l’avortement n’est pas une interruption de grossesse mais le meurtre de son enfant”.

Vidéo: les messages chocs de l’Association Mamma

À la tête de cette association, un homme, Dominik Müggler. Ce fervent opposant à l’IVG avait déjà lutté – sans succès – contre la décriminalisation de l’avortement en Suisse en 2002. Un échec qui n’a pas refroidi ses ardeurs. Il est également le président de l’Aide suisse pour la mère et l’enfant (ASME), association à l’origine de la création des ”boîtes à bébé” en 2001, un dispositif qui permet aux mères d’abonner leur nouveau-né dans un guichet installé à l’extérieur d’un établissement hospitalier. Le Bâlois a aussi participé à la création de hope21, une association qui milite contre les avortements des fœtus atteints de trisomie 21.

Il faudrait ficeler un paquet de mesures "Vita sicura" pour réduire le nombre d'avortements et contrôler chaque année s'il est efficace. Dominik Müggler, président de l'Association Mamma

Pour l’intéressé qui n’a pas souhaité répondre à nos questions de vive voix, “l’avortement est une mauvaise manière de traiter les enfants à naître. Il faut y mettre un terme”. Il poursuit son raisonnement par écrit: “La Confédération et les cantons devraient prendre toutes les mesures possibles pour limiter le nombre d’avortements. En ce qui concerne la circulation routière, de nombreuses mesures – baptisées “Via Sicura“- ont été prises pour réduire le nombre de morts sur les routes. Dans le même ordre d’idées, il faudrait ficeler un paquet de mesures “Vita sicura“ pour réduire le nombre d’avortements et contrôler chaque année s’il est efficace.“

Ce retour en force des militants anti-avortement dans la rue et sur les réseaux sociaux n’a pas échappé à Jacqueline Fellay, coprésidente de Santé sexuelle en Suisse, l’organisation faîtière des centres de santé sexuelle.

Vidéo: Les revendications des anti-IVG sous l’oeil de Jacqueline Fellay

Pour cette Valaisanne, la décision de la Cour suprême américaine de révoquer le droit fédéral à l’avortement a provoqué “un petit tsunami dont la vague est venue éclabousser la Suisse“ sans toutefois ébranler les fondements des activités de Santé sexuelle suisse. “Nous accompagnons les femmes désireuses de mettre un terme à leur grossesse de la même manière“, relève-t-elle.

Les anti-avortement au Parlement

Sur la scène politique suisse, les revendications des anti-avortement sont sans surprise, portées par certains politiciens d’obédience conservatrice et/ou religieuse. En décembre 2021, deux initiatives populaires ont été lancées pour restreindre l’accès à l’IVG par deux députées de l’Union démocratique du centre (UDC). 

Les initiatives: l’arme des anti-avortement

Le premier texte, intitulé La nuit porte conseil a été déposé par la conseillère nationale Andrea Geissbühler (UDC/BE). Le but? Introduire un délai de réflexion d’un jour avant de procéder à une IVG.

Benjamin Roduit (Centre/VS) est membre du comité d’initiative. Il accepte de nous répondre du bout des lèvres en précisant qu’il s’exprime à titre personnel et non au nom de son parti: “L’avortement n’est pas un acte anodin. Certains milieux souhaiteraient en faire un acte purement médical. Or, ils négligent tous les autres enjeux sociétaux, familiaux et financiers. Il faut procéder comme pour un contrat: une fois que la décision est arrêtée, un délai de rétractation doit être prévu.“ 

Si on fait de l'avortement un droit absolu, il n'y aura plus de discussions possibles sur le plan éthique Benjamin Roduit, député du centre (VS)

Ce père de quatre enfants s’oppose fermement à l’inscription du droit à l’avortement dans la constitution, la porte ouverte à tous les excès selon lui. “Il existe un droit qui permet l’interruption de grossesse sous certaines conditions. Si on en fait un droit absolu, alors il n’y aurait plus de remises en question sur le plan éthique ni de discussions possibles“, s’exclame-t-il. 

Sauver les bébés viables

Le deuxième texte, Sauver les bébés viables, lancé par la députée Yvette Estermann (UDC/LU) concerne les avortements tardifs et il est soutenu en Suisse romande par Marie-Bertrande Duay, vice-présidente des femmes UDC. Membre du comité d’initiative, l’avocate-stagiaire “peine à conceptualiser qu’un fœtus apte à vivre en dehors du corps de sa mère ne puisse être considéré comme un être humain à part entière. Je ne vois pas comment on pourrait réfuter ce propos. D’où le dépôt de cette initiative, a-t-elle dit avant d’ajouter: “il faut un débat public sur le sujet.“

Dans les faits, cette initiative ne concernerait que 5% des interruptions volontaires de grossesse réalisées après le délai légal de 12 semaines en Suisse, ce qui représente 100 IVG tardives réalisées suite à la découverte d’une malformation congénitale chez le fœtus. “Si on considère que ces bébés sont des enfants, rien qu’un seul c’est trop“, assène la Valaisanne âgée de 24 ans.

Le délai pour la récolte des 100’000 signatures nécessaires à la tenue d’un vote populaire court jusqu’au 21 juin 2023. Alors, la jeune militante joint la parole aux actes et arpente le bitume du canton tous les samedis matins.

Vidéo: À la recherche de signatures sur le parking de Collombey-Muraz

Du bruit médiatique et une stratégie des petits pas

Selon la spécialiste de l’histoire de l’avortement en Suisse, Marina de Toro, ces initiatives ont “peu de chances d’aboutir même si les militants anti-avortement réuniront probablement les signatures nécessaires“. Même son de cloche de la part de Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève. “On a vu par le passé que la population suisse est, en grande majorité, favorable à l’avortement. Il suffit de jeter un œil aux dernières votations“, relève la chercheuse.

Dernier exemple en date, en 2014 avec l’échec de l’initiative “Financer l’avortement est une affaire privée ». Le texte, qui demandait que l’interruption volontaire de grossesse ne soit plus remboursée par l’assurance maladie obligatoire, a été rejeté par 69,8% des votants. En 2002, le peuple avait approuvé à plus de 72% la solution dite des délais ou la dépénalisation de l’avortement pendant les douze premières semaines de grossesse et, avec près de 82% de «non», il avait rejeté une initiative qui voulait interdire la majorité des interruptions de grossesse.

En Suisse en 2021, on a dénombré 11’049 interruptions de grossesses (6.7 interruptions pour 1’000 femmes), l’un des taux les plus bas en comparaison internationale selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique.

Tableau: Le nombre des avortements reste stable en Suisse (2007 – 2021) 

Si le nombre d’IVG reste stable, alors comment expliquer ce retour en force des mouvements anti-avortement dans notre pays?

La proportion des anti-avortement n’augmente pas de façon significative malgré le bruit médiatique Clémentine Rossier, chercheuse, Genève

Pour Clémentine Rossier, ”l’annulation du droit fédéral à l’avortement aux USA a été un événement très médiatisé, ce qui a pu galvaniser certains groupuscules en Suisse. Il suffit aujourd’hui de trois personnes assises devant une maternité pour trouver un écho dans les médias. Mais il s’agit de bruit médiatique, la proportion des anti-avortement n’augmente pas de façon significative.” Samuel Kullmann le reconnaît: ”Le nombre de participants à La Marche pour la Vie demeure stable mais il est vrai que le sujet est plus abordé depuis ce qui s’est passé aux USA. Nous recevons plus de sollicitations de la part des médias.”

Un bruit médiatique qui cache une nouvelle stratégie adoptée par les milieux anti-avortement.

Audio: Pour Marina de Toro, historienne, une stratégie des petits pas

Une stratégie remarquée par Danielle Siegfried, coprésidente de l’association interjurassienne Grève des femmes. Même si elle ne constate pas une montée en puissance des militants anti-avortement en Suisse, elle reste vigilante. ”Dans une vingtaine de pays extra-européens, l’IVG est encore interdite. En Pologne aussi. En France, le débat est revenu sur le devant de la scène. Rien ne nous met définitivement à l’abri d’un retour en arrière, s’inquiète-elle avant de conclure: la question de l’avortement n’est pas encore terminée. Je crains l’aboutissement des deux initiatives populaires lancées par l’UDC.”

Texte: Alessia Barbezat
Photos et multimédias: Alessia Barbezat, Clément Schott, Keystone, Office fédéral de la statistique (OFS)

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