Chapters
20AC

La Suisse a-t-elle besoin de nouveaux barrages ?

La Stratégie énergétique 2050, acceptée par le peuple suisse en 2017, mise en grande partie sur l’hydroélectricité. Mais la production doit être augmentée pour compenser l’abandon du nucléaire. Se dirige-t-on vers la construction de nouveaux ouvrages ? Notre enquête en Valais.

Nous sommes le 21 mai 2017. Le peuple suisse accepte la Stratégie énergétique 2050. Il choisit d’abandonner le nucléaire et de remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables. Dans moins de trente ans, l’hydraulique devra assurer plus de la moitié de l’approvisionnement électrique de la Suisse. Cependant, le secteur vit une période difficile depuis quelques années. Il subit notamment la concurrence étrangère sur le marché européen de l’électricité, qui pose des problèmes de rentabilité. Les exploitants de barrages plongent régulièrement dans les chiffres rouges.

Un exemple témoigne de la période délicate que l’hydroélectricité suisse traverse. Sur les hauteurs de Finhaut, proche de la frontière avec la France, le barrage du Vieux-Emosson a subi d’importants travaux ces dernières années. Son mur a été surélevé de 21,5 mètres et son volume de stockage a plus que doublé. Le chantier a été entrepris pour les besoins de la nouvelle centrale de pompage-turbinage de Nant de Drance, qui sera inaugurée en décembre 2021. Coût total de l’aménagement : plus de 2 milliards de francs. « Les décisions d’investissement ont été prises il y a plus de dix ans, dans un contexte très différent, avec des prix de l’électricité beaucoup plus élevés et pour un horizon de 60 à 80 ans », explique Amédée Murisier, responsable de la production hydroélectrique pour le groupe Alpiq. « Si nous devions les prendre aujourd’hui, on n’investirait probablement pas ». Et pourtant, des investissements seront nécessaires pour atteindre les objectifs de la Stratégie 2050.

Les barrages ne sont pas seulement essentiels à la transition énergétique du pays. Ils font aussi partie de l’identité suisse depuis des dizaines d’années. L’attachement de la population à ces géants de béton se fait encore sentir aujourd’hui. Les sociétés alpines leur doivent beaucoup, puisque les ouvrages hydroélectriques les ont profondément transformées.

Avant l'arrivée des barrages, les gens n'achetaient que du sel et des clous. Marie-France Vouilloz-Burnier, historienne

Avant les années 1960 et l’arrivée des barrages, ces sociétés étaient surtout agricoles et peu axées sur l’argent. « Les gens que j’ai interrogés m’ont dit que les seules choses qu’ils achetaient étaient du sel et des clous. Avec les barrages, les paysans sont devenus des ouvriers. Ils gagnaient un salaire pour la première fois. L’argent leur a offert des possibilités qu’ils n’avaient pas auparavant », explique l’historienne Marie-France Vouilloz-Burnier. Cette dernière ajoute qu’il serait plus difficile aujourd’hui de construire des nouveaux barrages, car les sociétés alpines sont désormais plus attentives à leur impact environnemental.

AUDIO – Albert Sierro, ancien ouvrier de la Grande Dixence, explique que les habitants d’Hérémence voyaient d’un bon œil l’arrivée du barrage.

Une concurrence féroce
Ces figures de proue de l’approvisionnement électrique suisse sont menacées. Le premier problème qu’elles doivent affronter est leur baisse de rentabilité. Tout d’abord, un barrage et les centrales qui lui sont reliées sont des installations imposantes, dont les coûts d’exploitation sont élevés. Ensuite, l’hydroélectricité suisse subit en premier lieu la concurrence allemande. Depuis 2011 et la catastrophe de Fukushima, Berlin a précipité la sortie du nucléaire et le passage aux énergies renouvelables. Il subventionne désormais le solaire et l’éolien à coup de dizaines de milliards d’euros par an.

Cette politique a provoqué une baisse des prix de l’électricité. Le photovoltaïque et l’éolien sont des énergies bon marché et l’hydroélectricité helvétique ne peut pas s’aligner sur les prix pratiqués. De plus, ces énergies renouvelables ne sont pas stockables et sont donc envoyées de manière prioritaire sur le réseau européen.

VIDEO – Alain Sapin, directeur Energie électrique chez Groupe E et responsable du projet de centrale à hydrogène au barrage de Schiffenen : « Ce n’est pas demain la veille que les centrales hydroélectriques vont disparaître »

Le modèle économique suisse a alors commencé à s’effriter. Comme les barrages permettent le stockage, les centrales produisaient aux heures de pointe et lors de pénuries temporaires dans les autres pays. Le courant hydroélectrique se vendait à des prix élevés. Mais aujourd’hui, ces situations ont quasiment disparu et ne sont plus profitables à l’hydroélectricité. Actuellement, le prix de production moyen de l’énergie hydraulique est de 6,5 centimes le kilowattheure, alors qu’il est de 2,8 centimes sur le marché européen. Difficile donc de rivaliser.

Réussir le retour des concessions
Durant les prochaines années et décennies, les concessions des centrales hydroélectriques suisses arrivent à échéance. Dans ces circonstances, le Valais s’est doté en 2016 d’une nouvelle loi sur les forces hydrauliques, qui prévoit le retour de 60% des installations hydroélectriques en mains valaisannes, à raison de 30% aux communes concédantes et 30% au Canton. Les communes pourront disposer librement des 40% restants et les revendre, par exemple, à des partenaires externes. « Nous sommes prêts et sûrs que tout va bien se passer », affirme Christoph Bürgin, président de l’Association des communes concédantes du Valais (ACC).

Pourtant, la situation actuelle, avec des prix bas et les exploitants qui réalisent des pertes, n’incite pas à l’enthousiasme et pourrait compliquer la quête d’éventuels investisseurs. « Les communes sont très confiantes. Nous privilégions des discussions pour de nouveaux contrats », ajoute Christoph Bürgin. L’ACC est convaincue qu’une amélioration de la production hivernale conduira à une augmentation des prix.

La Suisse face à des objectifs ambitieux

Dans le cadre de la Stratégie énergétique 2050, la Confédération vise l’abandon du nucléaire et le remplacement des énergies fossiles par des énergies renouvelables. Elle mise sur un développement important du photovoltaïque, qui devra représenter le tiers de l’approvisionnement électrique du pays, et le renforcement de l’énergie hydraulique.

Surmonter le défi 2050
La Confédération s’est fixé comme objectif la production supplémentaire de 2 TWh/a d’hydroélectricité en hiver d’ici 2040 et de 3,2 TWh/a d’ici 2050. Or, dans un rapport d’août 2019, l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) évaluait le potentiel de développement de la force hydraulique en Suisse. Le potentiel total s’élèverait à 1,56 TWh/a et se situe en-dessous des niveaux espérés. Contacté, l’OFEN précise que cette évaluation est basée sur une enquête auprès des cantons et des exploitants.

Ce rapport fait suite à une première étude sur le potentiel hydroélectrique de la Suisse, réalisée en 2012. En comparant les différentes données, on s’aperçoit que le potentiel a diminué de 960 GWh/a, si l’on tient compte de l’augmentation (+640GWh/a) de la production hydroélectrique durant ces sept années. De plus, la Confédération compte beaucoup moins sur la petite hydraulique, mais plutôt sur les grandes centrales. Elle a également intégré dans le potentiel les éventuels nouveaux lacs glaciaires, formés par la fonte des glaces. Cette solution pourrait aider à se rapprocher des objectifs 2050, mais elle est incertaine. Les associations de protection de la nature s’opposent à l’exploitation de ces lacs d’altitude.

Beaucoup de potentiel, mais pas de projet
Impossible donc d’atteindre cet objectif ? Pas forcément. L’Etat du Valais a commandé une étude sur le potentiel hivernal de la force hydraulique aux Forces Motrices Valaisannes (FMV), puisque l’un des enjeux pour 2050 est d’augmenter la production hydroélectrique en hiver. Parue en octobre dernier, cette étude conclut que le potentiel hivernal du canton est de 2,2 TWh/a et qu’un volume de stockage supplémentaire de 655 millions de m3 est nécessaire. « L’idée n’est pas de tout réaliser. Il y a un grand potentiel de production hivernale, mais la majeure partie réside dans de nouveaux ouvrages hydroélectriques », explique Joël Fournier, chef du Service valaisan de l’énergie et des forces hydrauliques. Parmi les bassins versants recensés, ceux qui ont le plus de chances de voir un projet se concrétiser se situent dans le Haut-Valais. « 1 TWh se trouve dans la vallée de Conches », ajoute Stéphane Maret, Directeur général des FMV.

Comme il s’agit d’une étude sur le potentiel, aucun projet n’a pour l’heure été lancé. Alors que la Suisse a trente ans pour atteindre les objectifs fixés par la Stratégie énergétique 2050, le pays n’a-t-il pas un temps de retard ? « Ça fait longtemps que je dis qu’il faut aller plus vite. On va trop lentement pour atteindre les objectifs 2050 », estime Joël Fournier. En août 2017, le journal Le Temps observait un arrêt des nouveaux projets hydroélectriques, surtout pour raisons économiques. Aujourd’hui, la situation n’a guère évolué, malgré un consensus quasi général de tous les acteurs sur la nécessité de nouveaux ouvrages.

AUDIO – Joël Fournier, chef du Service de l’énergie et des forces hydrauliques du canton du Valais : « Si les pesées d’intérêts n’aboutissent pas, nous seront davantage dépendants de l’importation »

Au-delà de l'électricité

La construction de nouvelles installations hydroélectriques telles que des barrages implique forcément une modification du paysage existant. Du côté de l’Etat du Valais, on considère qu’il faut trouver un compromis avec les associations environnementales et que c’est à la Confédération de prendre les choses en main. « Elle doit faire une pesée d’intérêts. En fonction de ça, il faut déterminer des projets d’intérêt national. Si cela n’est pas fait, des projets ponctuels n’ont que peu de chances de voir le jour », affirme Joël Fournier.

Tout le monde d’accord, vraiment ?
En août 2020, la présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga a invité des représentants des acteurs clés de l’hydroélectricité, ainsi que des représentants d’associations de protection de la nature, dont le WWF et Pro Natura. Le but de cette table ronde allait dans le sens de la pesée d’intérêts évoquée par le chef du Service valaisan de l’énergie et des forces hydrauliques.

Multiplier les petites installations serait ridicule. Jérémy Savioz, chargé d’affaires pour Pro Natura Valais

Interrogées, les ONG prétendent ne pas rejeter le principe de la construction de nouveaux barrages. En revanche, elles s’opposent à la multiplication de petites installations en haute montagne, dans des zones protégées. « Même toutes réunies, elles auraient un rendement faible. Ce serait ridicule », lance Jérémy Savioz, chargé d’affaires pour Pro Natura Valais, pour lequel il vaudrait mieux privilégier de plus grandes installations dans des endroits déjà perturbés. L’ONG juge inconcevable que des périmètres protégés soient détériorés et pointe une faille de l’étude des FMV : 80% des potentiels identifiés se trouvent en zones protégées. Pour remédier à ce problème, le directeur des FMV Stéphane Maret souhaite lui aussi des pesées d’intérêts et des réflexions sur chaque potentiel existant.

Vers un rôle plus global des barrages
Quoi qu’il en soit, la plupart des acteurs s’accordent sur le fait que les nouveaux ouvrages ne doivent pas être uniquement orientés « production électrique ». D’après l’Etat du Valais, ils doivent permettre d’améliorer la sécurité en matière d’irrigation, d’eau potable et de protection contre les crues. Les installations qui ne regrouperaient pas l’ensemble de ces critères n’auraient que peu de chances de voir le jour.

De son côté, le WWF désire même y intégrer la sauvegarde de la biodiversité. « Une planification globale qui intègre la protection, la revitalisation et l’assainissement des cours d’eau est nécessaire pour discuter de projets permettant à la fois d’augmenter la production hydroélectrique et de réparer les dégâts à la nature », précise Marie-Thérèse Sangra, Secrétaire régional du WWF du Valais romand. Les bases sont posées et les discussions vont se poursuivre ces prochains mois et années.

 AUDIO – Bruno Boulicaut, directeur général d’Electricité d’Emosson SA : « Il y aura des concessions à faire »

L’hydroélectricité est amenée à jouer un rôle essentiel dans la réalisation des objectifs de la Stratégie énergétique 2050. Pour l’interpréter au mieux, elle devrait bénéficier de nouveaux barrages dans les décennies à venir. Des compromis doivent encore être négociés et des projets concrets élaborés. En 1965, dans son Chant de la Grande Dixence, Maurice Chappaz rendait hommage aux constructeurs de barrages. « Chacun a travaillé comme les insectes. Chacun a été attentif comme le balancier », écrivait le poète valaisan. Ces bâtisseurs devraient bientôt reprendre du service.

Texte et multimédia : Florian Papilloud
Photos : Keystone

read more: