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Le scandale des crédits carbone plane sur l’agriculture

L’agriculture vaudoise cherche des solutions pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Parmi elles, les certificats de compensation carbone. Dans un rare moment de rassemblement, les milieux écologistes et agricoles décrient leurs incohérences. D’autres décident de sortir leur épingle du jeu. Enquête

Les vaches de Jacky Schläffli sont des vaches écolo. Elles mangent une ration un peu plus riche et c’est notamment parce qu’elle contient de l’Agolin, un additif alimentaire pas comme les autres. Il s’agit d’une poudre, fine et beige, directement ajoutée au fourrage journalier et qui contient, entre autres, de l’extrait de coriandre, de clous de girofles et des composants d’agrumes et d’huiles essentielles.

C’est la coopérative suisse de producteurs de lait MOOH qui distribue l’Agolin à des agriculteurs volontaires, parmi ses quelques 3800 membres. En échange, elle offre cinquante francs à l’agriculteur, comme récompense pour avoir réduit ses émissions de CO2. MOOH peut ensuite faire valoir ce qu’on appelle un certificat de compensation carbone, qu’elle va vendre en bourse.

INFOGRAPHIE – En théorie, le programme de MOOH s’explique facilement.

Source: MOOH


Mais le fonctionnement de ces certificats de compensation carbone ne brille pas par sa transparence. Même Jacky Schläffli, de Champvent dans le canton de Vaud, qui a pourtant très vite accepté de faire partie du programme de MOOH, a de la peine à en comprendre les tenants et aboutissants.

VIDEO – Jacky Schläffli: “Je n’ai pas regardé assez en détails.“

Jacky Schläffli ne sait pas ce que l’Agolin contient. Il se montre par ailleurs perplexe face aux nouvelles technologies: “On nous culpabilise quand on mange un steak alors qu’on nous encourage vers les voitures électriques ou les panneaux solaires. C’est peut être bien, mais ça pollue quand même.“

Non, s’il s’est engagé avec MOOH, c’est parce qu’il croit plus au gain financier qu’à l’avantage écologique. En effet, il gagne entre 2000 et 3000 francs par année. Et d’ajouter, dubitatif: “C’est une petite contribution, peut-être, peut-être, qui est faite pour moins d’émissions de méthane dans l’atmosphère.“

La face opaque du phénomène

Du greenwashing, les certificats carbone ? C’est en tout cas l’avis de la majorité des experts interrogés. Si les effets de l’Agolin ont pu être prouvés grâce à des études scientifiques, c’est surtout la deuxième partie du processus qui dérange. Similaires à un diplôme, que l’on afficherait au dessus de son bureau, sa fonction et sa valeur restent abstraites. On ne sait pas à qui ils sont revendus et à quel prix. On ne sait pas comment la somme versée aux agriculteurs est conclue, et on ne sait pas combien MOOH revend le certificat en bourse.

Frédéric Brand, chef de l’agriculture vaudoise, est pessimiste. Pour lui, ce marché libre prend de l’ampleur, sans forcément devenir plus transparent, ni très accessible à tous. “Nous sommes à la veille d’un gros scandale. Après l’Ukraine, la bulle va exploser quand on aura le temps de s’y pencher.“ Et d’un scandale, l’agriculture n’en a vraiment pas besoin. Elle est déjà au cœur d’une polarisation marquée entre ville et campagne, en témoignent les initiatives populaires contre les produits phytosanitaires ou contre l’élevage intensif. 

D’autres pensent comme Frédéric Brand. C’est le cas de Martine Gerber, députée Verte au Grand Conseil, elle-même agricultrice, selon qui ces certificats participent à “une vaste fumisterie. Ils permettent de polluer légitimement en toute bonne conscience. Ça favorise le fait que certains ne bougent pas. Donc ils vont pouvoir polluer à la place des autres.“ “C’est de l’esclavagisme moderne !“ continue Frédéric Brand. “Les agriculteurs touchent cinquante francs pour des certificats que l’on revend 200 francs ou même plus. C’est uniquement de la spéculation. Donc on recommande à nos agriculteurs de ne pas du tout entrer dans ce système.”

En fait, les programmes de compensation d’émissions de carbone existent depuis une vingtaine d’années. En 2021, les accords de Paris en rendent certains obligatoires, surtout dans l’industrie. A la fin de l’année 2022, la Suisse s’engageait avec le Ghana pour compenser les émissions des transports en suisse en finançant la production durable de riz ghanéen. De nombreuses entreprises, telles Easyjet, Guccy, et Shell se sont alliées à l’ONG Verra pour que celle-ci compense leurs émissions. L’importateur de fruits Port International vend des fraises compensée en carbone grâce à ClimatePartner. A un niveau individuel également, plusieurs plateformes existent pour calculer son empreinte carbone et faire des dons correspondants. 

Mais dans l’agriculture vaudoise, de telles obligations restent inexistantes, dans l’attente d’un accord pour la nouvelle loi CO2. Alors les certificats de compensation carbone sont sur le marché libre. Un fait essentiel, selon David Maradan, professeur d’économie à Genève et directeur d’EcoSys, un bureau d’étude d’économie de l’environnement. “On a besoin de ces marchés volontaires, c’est illégal de les interdire, dans le cadre du droit à la concurrence. Mais comme n’importe quel marché, il doit respecter la législation. Et pour l’instant, on a pas vraiment un cadre légal adapté.“

David Maradan à UniMail: “Dans la pratique, et sans contrôle effectif, c’est compliqué.“


Autre problème: ces baisses de CO2, celles du programme de MOOH, ne concernent que le bétail, et ne prend pas en compte le reste de l’exploitation, donc les émissions de tracteurs, des bâtiments et du transport des marchandises. Ainsi, un agriculteur pourrait utiliser l’argent reçu pour acheter du matériel plus polluant.

Nous avons posé toutes ces questions directement à MOOH. Ce sont deux chefs de projet qui nous ont répondu par vidéoconférence, Blaise Decrauzat et Degnina Von Balmoos. Lui est romand. Elle nous répond directement en suisse allemand.

VIDEO: Degnina Von Balmoos se défend des accusations de greenwashing.

Interrogés sur les améliorations possibles et nécessaires à leur projet, c’est le silence. Il n’y en a pas.

Une solution à taille humaine

Il n’empêche que l’agriculture cherche urgemment des moyens de réduire ses émissions de gaz à effets de serre. “La Suisse globalement doit tendre à la neutralité carbone d’ici à 2050. Pour ce qui est de l’agriculture, ces objectifs prévoient une réduction de 40%, ce qui est tout à fait significatif,“ admet Luc Thomas, directeur de Prométerre. “Il faut qu’on ait en main les leviers permettant de faire évoluer les choses dans cette direction.“ Mais comment peut-on être climatiquement neutre avec une exploitation d’une centaine de vaches ? La réponse, c’est qu’on ne peut pas, ou seulement un certain pourcentage. Alors on compense. 

C’est là que Prométerre entre en scène. En mars dernier, fatiguée des accusations de de pollution dont l’agriculture est victime, la filière a lancé son propre programme de compensation. Son directeur s’explique: “C’est aussi avec l’objectif de battre en brèche certains préjugés qui attribuent parfois des responsabilités excessives à l’agriculture s’agissant d’émissions de gaz à effets de serre.“

En vidéo – Luc Thomas, président de Prométerre: « L’agriculture est aussi une source de solutions. »

C’est une première en Suisse. En conférence de presse, le grand jeu est de mise: menu climatiquement neutre, de la région et composé par quelques-uns des vingt agriculteurs qui font partie du programme pilote. Pop-corn, flutes au beurre, vin blanc pour l’apéro.

Le principe du programme est simple et rappelle ses prédécesseurs: ce qu’un agriculteur émet en carbone, il peut le compenser, entre autres grâce à du stockage de CO2

Source: Prométerre


INFOGRAPHIE – Pour l’instant, le stockage ne permet pas de compenser les émissions.

En effet, des calculs directement effectués par CAP2ER (calcul automatisé des performances environnementale pour des exploitations responsables), agrées à un niveau européen et par le GIEC, permettent de savoir ce que consomme une exploitation agricole, à la tonne équivalent CO2 près. De même, le carbone compensé entre dans le calcul et le tout donne un résultat qui correspond à l’empreinte carbone nette.

Philippe Longchamp, dans ses champs à Chavannes-le-Veyron.


“Le monde change, nous aussi”. Christophe Longchamp regarde avec fierté sa parcelle de Chavannes-le-Veyron. En ce début du mois de novembre, elle est recouverte d’un couvert végétal, un mélange de plusieurs espèces de plantes. Avant l’hiver, de l’avoine, des choux, des facélias ont été plantés, ou simplement pas désherbés, pour protéger le sol du gel. Cette couche de végétalisation, laissée sauvage entre deux cultures, contribue à une meilleure biodiversité, et permettra à Christophe Longchamp d’augmenter son score de compensation CO2 dans le programme de Prométerre.

C’est qu’il possède 80 taureaux, et qu’une telle exploitation consomme énormément. Au niveau national, les fermes suisses comptent pour 6% des émissions de gaz à effet de serre, et deux tiers de ce chiffre viennent du méthane. D’ou l’intérêt de l’Agolin, ou de compenser en priorité les émissions des fermes laitières. Mais d’autres leviers sont possible: réduire sa consommation de carburant, mettre des panneaux solaires. 

INFOGRAPHIE – L’agriculture ne contribue qu’à 6% des émissions de gaz à effet de serre. 

Source: Prométerre


Aujourd’hui, les 34 hectares d’exploitation de Christophe Longchamp consomment 268 t/éq CO2. Sa séquestration de CO2 dans son sol, notamment grâce aux couverts végétaux, lui permettent de compenser 7% de ses émissions. Des efforts pour se rapprocher de la neutralité, l’agriculteur du pied du Jura peut encore en faire. Il a déjà réduit l’utilisation de sa charrue et donc sa consommation de pétrole. Il a installé des panneaux solaires. Dans un futur proche, il pense donner un supplément alimentaire à ses taureaux.

Mais les agriculteurs seront-ils prêts à faire cet effort, s’ils ne contribuent qu’à 6% des émissions nationales ? Surtout si, comme dans le programme Prométerre, rien ne leur est concrètement promis en échange ? “Je pense que oui, estime Stéphane Teuscher, responsable du département service et conseil de Prométerre. Les agriculteurs sont motivés, et il y a des objectifs qui sont assignés par la politique. On parle de 20% de réductions à l’horizon 2030, en plus des réductions complémentaires pour 2050. L’agriculture a tout intérêt aussi à faire sa part dans la réduction des émissions. Il suffit de regarder les rapports du GIEC.“

Le but, sur le moyen terme, est de monter une filiale qui pourra générer les certificats. Mais cela prend du temps. “Nous allons pouvoir utiliser cette méthode à plus large échelle, explique Luc Thomas. L’objectif, c’est que dans un laps de temps de quatre à cinq ans, on ait pu réaliser l’empreinte carbone de 500 entreprises agricoles de ce canton.“ 

“Il faut que le processus soit correct et que l’argent reste dans l’agriculture“, avoue Philippe Longchamp. Sa motivation à participer à une telle expérience coule de source. “Je ne vois pas ça comme un devoir. Si moi je dois compenser mes émissions, tout citoyen suisse doit les compenser. Pour moi, il s’agissait plutôt d’une philosophie. J’ai des convictions et une conscience climatique.“

Les enjeux sont grands. Les programmes de compensation carbone s’avancent sur le fil du rasoir. D’autant plus que l’affect et l’émoi sont touchés et que la taille du fossé entre les besoins des agriculteurs et ceux du climat est souvent mise en avant. Et calculer les émissions de gaz à effet de serre des exploitations agricoles ne suffira pas pour la réduire.

Elise Dottrens

Photo de une: Pixabay

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