Chapters
22A

HALLUCINANT! Ces psychédéliques qui soignent

De plus en plus de Suisses se soignent grâce aux psychédéliques. Des substances comme le LSD, les champignons hallucinogènes ou l’ayahuasca sont utilisés dans plusieurs hôpitaux et cabinets de psychiatres. En parallèle, des personnes consomment clandestinement ces substances illégales pour guérir leurs maux, parfois dans l’urgence et sans encadrement adéquat. 

Juan Pablo L’Huillier souffre d’une maladie dégénérative auto-immune qui s’attaque à son système nerveux et qui lui provoque des douleurs insoutenables. Le Vaudois consomme depuis une année de l’ayahuasca, une préparation hallucinogène originaire d’Amérique du Sud.

VIDEO: Juan Pablo L’Huillier raconte sa découverte de l’ayahuasca 

Il a essayé d’autres psychédéliques, comme le LSD ou les champignons, mais l’ayahuasca lui convient le mieux. Elle est la seule qui réussit à apaiser ses souffrances et lui donne quelques semaines de répit. Pour décrire l’expérience qu’il vit lorsqu’il consomme la substance, Juan Pablo parle d’un véritable voyage, d’un sentiment de légèreté et d’un apprentissage sur soi. Il a néanmoins du mal à expliquer de manière très précise ce qu’il ressent: « C’est différent à chaque fois ».

C'est difficile à expliquer de manière très précise, car je ressens des choses différentes à chaque fois.

La Suisse et le LSD, une histoire d'amour en dents de scie

Au-delà du ressenti, promenons-nous un moment du côté de la science. Les psychédéliques font partie de la famille des hallucinogènes. Ils peuvent se trouver en partie dans la nature (c’est le cas des champignons, qui contiennent pour principes actifs la psilocine et la psilocybine) ou être synthétisés chimiquement (c’est le cas du LSD). La particularité de ces substances est qu’elles connectent des régions du cerveau qui ne travaillent d’habitude pas ensemble. Elles ont aussi pour point commun d’intensifier l’expérience et d’altérer l’état de conscience, sans pour autant entraîner d’addiction.

Les psychédéliques sont des remèdes plus durables à certains troubles psychiques.

Elles permettraient encore « d’accéder à d’autres états cognitifs et sont des remèdes plus durables à certains troubles psychiques”, avance Thierry Buclin, médecin en pharmacologie et toxicologie clinique, également professeur à l’Université de Lausanne. 

Gregor Hasler est psychiatre, psychothérapeute et neuroscientifique. Il analyse notamment le cerveau de personnes souffrant de troubles mentaux. Avant de se tourner vers les psychédéliques dans le cadre de ses recherches, il avait beaucoup de préjugés. Puis il a lui-même testé le LSD. Et son avis a complètement changé. Il a alors passé trois ans aux Etats-Unis pour récolter des données sur l’usage de substances psychédéliques. Puis, en 2016, il est revenu en Suisse, où les recherches étaient en train de reprendre sérieusement depuis quelques années.

AUDIO : Le psychiatre Gregor Hasler revient sur ses premières expériences prometteuses en psychothérapie avec des psychédéliques en Suisse


Depuis cette première patiente, l’engouement autour des psychédéliques a pris de l’ampleur. Longtemps tabou, leur potentiel suscite depuis le début du siècle un regain d’intérêt, en partie expliqué par une récente étude américaine. Cette dernière souligne les effets bénéfiques de la psilocybine sur les troubles dépressifs. L’étude, rendue publique durant l’automne 2022, a été largement médiatisée. 

Mais l’histoire de la Suisse avec les psychédéliques ne date pas d’hier. Tout a commencé avec la découverte fortuite de l’acide lysergique diéthylamide (le LSD en abrégé) contenu dans l’ergot, un champignon qui pousse principalement sur le seigle, par le chimiste bâlois Albert Hofmann. Le 16 avril 1943, il ingère accidentellement un résidu de LSD, devenant ainsi la première personne à ressentir l’effet psychédélique de la substance.

Portrait du chimiste Albert Hofmann en 1993, le premier a avoir testé les effets du LSD. @KEYSTONE/Reto Gisin

Le chimiste travaillait alors pour Sandoz et la société déclare, après des tests sur les animaux et des autodiagnostics, que le LSD est inoffensif pour la santé. La substance sera distribuée sous le nom de « Delysid » gratuitement et à large échelle. Les psychiatres espèrent mieux comprendre les maladies mentales grâce à elle. Le LSD s’inscrit alors dans l’euphorie pharmacologique du milieu du XXe siècle.

Le pic de consommation est atteint dans les années 1960, renforcé par le mouvement hippie: une véritable hystérie règne autour du LSD. Mais une vague de répression met fin à l’âge d’or de la commercialisation de la substance. S’en suivra une longue période creuse, jusqu’à ce que, en 2008, les recherches reprennent.

FRISE CHRONOLOGIQUE: les dates clés du LSD 

Le LSD qui soigne à l'ère d'une crise de la santé mentale

Sous forme de programmes de psychothérapies assistées par psychédéliques (PAP), des essais cliniques sont en cours en Suisse. Aux HUG, le programme est inauguré en 2020. Daniele Zullino, médecin chef du Service d’addictologie du département de santé mentale et psychiatrie et responsable du projet, souligne qu’une PAP est soumise à des protocoles très stricts. “Pour chaque patient, une demande doit être faite auprès de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et les prescriptions se font sous une loi exceptionnelle.” Pas étonnant, puisque les substances psychédéliques sont illégales. 

Les thérapies psychédéliques ne sont destinées qu’à des patients pour lesquels des traitements habituels (antidépresseurs ou anxiolytiques, par exemple) ne fonctionnent pas. “Les antidépresseurs classiques, on doit les administrer plusieurs fois pendant des semaines, voire pendant des mois, alors qu’une prise de LSD a des effets plus durables.” Mais les PAP sont victimes de leur succès, comme l’explique Daniele Zullino: 

Actuellement, c’est un patient sur quatre, voire sur cinq, pour lequel on va accepter d’utiliser des psychédéliques pour un traitement thérapeutique.

Les psychothérapies assistées par des psychédéliques sont victimes de leur succès: plus de 300 personnes sont sur liste d’attente, explique Daniele Zullino.

La demande dépasse l’offre et le milieu médical se retrouve submergé. Aux HUG, en 2022, 60 patients étaient soignés grâce à ces substances. “Mais plus de 300 étaient sur liste d’attente”, note Daniele Zullino. En-dehors des essais cliniques, plusieurs psychiatres offrent cette possibilité au sein de leur cabinet. Mais ils sont peu, 20 en Suisse au total, représentés par l’organisation SÄPT.

De récentes recherches – toutes très optimistes – ainsi que l’engouement médiatique y sont pour beaucoup. Mais le boom des thérapies psychédéliques s’expliquerait également par une crise globale de la santé mentale. En effet, la dépression est la principale cause d’invalidité et de mauvaise santé dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé, qui estime qu’elle touche environ 320 millions de personnes. “Le diagnostic de dépression est de plus en plus posé, aussi en Suisse, indique Thierry Buclin. Beaucoup de généralistes prescrivent des antidépresseurs à tort et à travers, alors que ce sont des médicaments qui n’ont pas beaucoup d’effets sur la dépression.”  

Le potentiel des psychédéliques, dans ce contexte particulier, serait énorme, selon Maxime Mellina, porte-parole du Groupement d’étude romand sur les addictions, le GREA.

VIDEO: Le potentiel des psychédéliques selon Maxime Mellina

Les spécialistes interrogés semblent toutefois unanimes: l’usage des substances psychédéliques dans le cadre d’une thérapie médicalement assistée reste exceptionnel, très encadré et s’inscrit dans un traitement plus global. “Ce n’est pas une pilule magique qui va entièrement guérir la cause du trouble en une seule prise”, ajoute Thierry Buclin. 

L'essor de la consommation clandestine

Le cadre médical n’est pas le seul à voir fleurir l’usage des psychédéliques. Certaines personnes, rebutées par un cadre hospitalier ou psychiatrique, se tournent vers la clandestinité. D’autres, faute de place dans les programmes de PAP, font de même et consomment illégalement en passant par des canaux plus underground.

L’historienne de la médecine Zoë Dubus constate que de plus en plus de personnes se tournent vers un usage clandestin des psychédéliques.

L’historienne de la médecine Zoë Dubus, qui a co-fondé la Société psychédélique française, raconte que l’association reçoit énormément de demandes de personnes qui sont dans l’attente d’un traitement et lui demandent l’adresse d’un thérapeute underground. « Elles auraient besoin d’aide dans l’immédiat et sont désespérées de ne pas trouver de solutions face à leurs pathologies. » 

Ce fut le cas pour Juan Pablo L’Huillier, qui s’est tourné vers l’usage underground car les médecins ne trouvaient pas de solutions pour apaiser ses souffrances. Lui ne souhaite pas dévoiler comment il se procure les substances. Mais il admet que, hors du cadre légal, il existe un véritable réseau à la portée de tous ceux et toutes celles cherchant des informations sur les psychédéliques.

Sur Facebook, le groupe privé Communauté Psychédélique Francophone compte 2900 membres. On y trouve des récits d’expériences, des propositions de lectures ou de vidéos, des recherches de « trip-sitter », mais aussi des demandes liées au dosage et à la culture de champignons hallucinogènes.

Le groupe Facebook compte 2900 membres:

Les réseaux sociaux peuvent être une aide pour ces usagers plus ou moins clandestins. Mais Zoë Dubus alerte: « des dérives existent et des charlatans peuvent profiter de la vulnérabilité psychique de certaines personnes pour les manipuler plus facilement ».  

Lors de son témoignage, Juan Pablo L’Huillier mentionne les pratiques douteuses de certains charlatans. Il cite ouvertement Inner Mastery, une organisation qui met sur pied des retraites durant lesquelles de l’ayahuasca est notamment consommé. Décrite comme « la multinationale des hallucinogènes » par les médias, la société – implantée en Espagne – fait face à des remous quant à de potentielles dérives sectaires et du profit qu’elle se fait sur le dos de personnes vulnérables. La SRF a notamment mené une grande enquête en infiltrant l’une de leurs retraites.

La « multinationale des hallucinogènes » épinglée pour ses pratiques douteuses:

Contactés, les représentants d’Inner Mastery en Suisse n’ont pas souhaité répondre à nos questions, certainement car nous ne sommes pas les premières à nous pencher sur ces dérives. La société continue cependant à organiser des retraites dans différents endroits en Suisse.

Le risque d'un very (long) bad trip

Des charlatans, estime Juan Pablo L’Huillier, il n’y en a néanmoins pas tant que ça dans le milieu underground. C’est aussi ce qu’affirme Adam Amrani, jeune chercheur qui mène sa première étude scientifique sur les thérapie assistée par psychédéliques au sein du Réseau Fribourgeois de Santé Mentale (RFSM) et également co-fondateur de PROOF (Psychedelic Research Organization of Fribourg). 

Le chercheur Adam Amrani souhaite sensibiliser les utilisateurs sur l’importance du cadre et du suivi lors de la prise de psychédéliques.

Selon lui, le choix de la personne qui va accompagner l’utilisateur dans sa prise de psychédéliques ainsi que la préparation en amont de l’environnement et de l’état d’esprit du consommateur sont essentiels. « C’est ce qu’on appelle le Set and Setting et il permet, s’il est mis en place avec sérieux, d’éviter les mauvaises expériences. Pour aider l’utilisateur à avoir le meilleur Set et Setting possible, il existe plusieurs guides de bonnes pratiques appliqués aux psychédéliques. » 

Je me suis retrouvé dans le brouillard après la prise de LSD et mon ami ne savait plus comment m'aider.

Ces précautions n’empêchent toutefois pas quelques loupés, aussi appelés bad trip. Un jeune Français de 25 ans, souhaitant rester anonyme, en a vécu un il y a 4 ans alors qu’il traversait une crise existentielle. Pendant un voyage, il prend du LSD dans une forêt avec un ami pour calmer ses troubles anxieux. C’était sa deuxième expérience avec des psychédéliques. « La première s’était très bien passée et m’avait apporté un mieux-être. » Mais cette fois, l’expérience se transforme en cauchemar. Le jeune homme perd tout contact avec la réalité. « Je me suis retrouvé dans le brouillard et mon ami ne savait plus comment m’aider. » 

En rentrant de son voyage, il passe par un épisode dépressif et ses épisodes d’anxiété vont crescendo. Aujourd’hui encore, il ressent les effets négatifs de son trip sous LSD. Il témoigne pour rendre attentif les utilisateurs sur les conséquences négatives à long terme que peuvent entraîner l’usage des psychédéliques. « J’ai compris, au fil du temps, que mon bad trip était notamment dû à un état de vulnérabilité psychologique lors de cette deuxième prise de LSD. » 

AUDIO : Un témoin anonyme analyse, 4 ans plus tard, sur son bad trip sous LSD 


Mais selon tous les témoins interrogés au cours de cette enquête, les mauvaises expériences restent très rares. Les spécialistes partagent cet avis: les risques liés à la prise de psychédéliques restent limités et les expériences traumatisantes sont rares, que ce soit dans le milieu médical ou clandestin.

Aujourd’hui, les deux milieux existent en parallèle, sans réel dialogue entre eux. Mais bien souvent, les personnes se détachant volontairement d’un contexte encadré médicalement recherchent une dimension plus mystique. Dans l’usage traditionnel des psychédéliques, notamment l’ayahuasca, cette dimension, ainsi que le lien avec des pratiques ancestrales, tiennent une place très importante.

Zoë Dubus s’interroge par rapport à l’évolution de l’usage des psychédéliques dans nos sociétés occidentales. « Dans le champ des neurosciences, une partie des scientifiques essaie de séparer l’usage des psychédéliques de cette dimension spirituelle. Il y aussi, particulièrement en France, une volonté d’administrer ces substances comme des médicaments traditionnels, sans s’intéresser aux effets psychiques. » 

Pour exploiter tout le potentiel des psychédéliques et assurer un encadrement suffisant et adéquat à chacun, ce dialogue est-il nécessaire? Et pour comprendre l’ampleur de ce potentiel, faudrait-il, à l’image de Grégoire Hasler, les tester soi-même? Juan Pablo L’Huillier estime que oui. 

VIDEO: Tout le monde devrait essayer les psychédéliques, selon Juan Pablo L’Huillier

Crédits:
Ann-Christin Nöchel, le 27 avril 2023
Vidéos et sons: Jessica Chautems, Angie Dafflon, Ann-Christin Nöchel
Infographie et montages photos: Ann-Christin Nöchel
Bannières (titre et chapitres): Jessica Chautems, avec l’IA DeepDream

read more: