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En Suisse aussi, les militants anti-avortement donnent encore de la voix

L’avortement est légal en Suisse depuis 2002. Malgré cela, encore aujourd’hui, les militants anti-avortement continuent de se battre pour limiter l’accès à cette intervention. Par ailleurs, deux initiatives fédérales ont récemment été déposées. Enquête.

Il est 9 h, un samedi du mois de février, lorsque Marie-Bertrande Duay se rend sur le parking d’une zone commerciale de Collombey (VS) pour une récolte de signatures en faveur de deux initiatives populaires fédérales visant à limiter l’accès à l’avortement en Suisse. Malgré sa motivation, la militante rencontre des difficultés, ce jour-là, pour faire avancer cette récolte. La fréquentation des magasins n’est que peu importante un samedi, à cette heure matinale.

Il devient alors compliqué pour l’avocate-stagiaire de trouver des personnes intéressées à laisser leur signature. En deux heures de récoltes, seules 8 signatures seront obtenues. “Pour le peu de monde qu’il y a, on est bien”, se satisfait Matthieu Duay, le cousin de Marie-Bertrande. “Oui, au prorata, nous sommes très bons, ajoute la jeune femme de Martigny. Ce sont des petits pas pour atteindre les 100 000 signatures. Mais, si on fait tous la même chose, alors ce sera un grand pas”, lance-t-elle.

Malgré cela, la Valaisanne, membre du comité des deux initiatives lancées par l’Union démocratique du centre (UDC), ne décourage pas. Elle espère convaincre un maximum de personnes de signer ces textes afin de se rapprocher des 100 000 signatures requises pour une votation populaire. Au moment de cette récole en Valais, plus de 60 000 signatures ont déjà été obtenues. Le délai court jusqu’au 21 juin prochain.

VIDEO: Marie-Bertrande Duay, membre des comités des deux initiatives contre l’avortement: “Si on veut y arriver, on doit travailler”

Les deux initiatives populaires que soutient Marie-Bertrande Duay ont été lancées en décembre 2021 pour restreindre l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) par deux conseillères nationales de l’UDC.

“L’idée est de procéder comme pour un contrat”

La première, intitulée “La nuit porte conseil” a été déposée par la Bernoise Andrea Geissbühler (UDC). Elle a pour objectif de donner au moins un jour de réflexion à la femme enceinte avant une intervention. Pour le membre du comité de l’initiative Benjamin Roduit (Le Centre/VS), elle “met l’accent sur ce moment de décision qui engage la santé et l’avenir de la mère et d’une vie à venir”.

Le Valaisan a accepté de répondre à nos questions mais tient à préciser qu’il s’exprime à titre personnel et pas au nom de son parti: “Il y a toujours du regret et de l’hésitation après qu’une importante décision ait été prise. L’idée est de procéder comme pour un contrat: une fois que la décision est prise, un délai pour pouvoir se rétracter doit être prévu. L’IVG n’est pas quelque chose d’anodin”, argumente-t-il. Selon Marie-Bertande Duay, cette initiative va “en faveur du droit de la femme”. “Sous la pression des parents ou de leur conjoint, certaines femmes agissent dans la hâte. En mettant en place ce jour de réflexion, elles peuvent prendre en compte toutes les options”, assure-t-elle.

La deuxième initiative se nomme “Sauver les bébés viables”. Elle a été lancée par la Lucernoise Yvette Estermann et a pour but d’interdire les avortements tardifs. En Suisse romande, le texte est notamment soutenu par Marie-Bertrande Duay. La Valaisanne explique avoir de la peine “à conceptualiser qu’un fœtus apte à vivre en dehors du corps de sa mère ne puisse pas être considéré comme un être humain à part entière”.

Une question qui refait surface sur la scène politique suisse

Le débat sur l’avortement a commencé il y a plus de cinquante ans en Suisse. Avant 2002, selon la loi, les femmes ne pouvaient pas décider elles-mêmes d’avorter. “Il fallait faire une demande aux médecins qui pouvaient ensuite donner ou non leur autorisation”, rappelle Marina De Toro, étudiante jurassienne en histoire contemporaine à l’Université de Lausanne (UNIL) et autrice d’un mémoire sur l’histoire de l’avortement en Suisse.

Sur la scène politique helvétique, la question de l’IVG apparaît véritablement peu de temps après l’introduction du suffrage féminin fédéral en 1971. Dès le mois de juin de la même année, un comité autonome lance une initiative populaire fédérale pour la décriminalisation de l’avortement, considéré comme un délit dans le Code pénale depuis 1942. L’Union suisse pour la décriminalisation de l’avortement (USPDA) est ensuite fondé par des membres du comité d’initiative et a pour objectif de se battre pour obtenir le droit à l’avortement. Le sujet reste sensible et délicat durant plusieurs années.

Dans les années 1970, les militantes féministes ont enchaîné les actions sur le terrain ainsi que les manifestations pour faire parler de leur cause. Ici, à Berne. Photo: RTS


L’USPDA décide alors d’abandonner le projet d’initiative pour la décriminalisation totale de l’avortement. À la place, elle lance l’initiative sur les délais qui propose de dépénaliser l’avortement durant les douze premières semaines de la grossesse. Le peuple suisse finit pas refuser l’initiative le 25 septembre 1977. Le peuple vote à nouveau sur le sujet en mai 1978. Cette fois, l’objectif est de durcir la punition en cas d’avortement. Mais, la loi fédérale sur la protection de la grossesse et le caractère punissable de son interruption est finalement rejeté.

D’un autre côté, les milieux conservateurs lancent l’initiative “Pour le droit à la vie”. Cette dernière demande à ce que “la vie soit protégée dès la conception et jusqu’à la mort naturelle”. L’initiative échoue finalement devant le peuple en 1985. Au fil des années, le débat disparaît et revient sur le devant de la scène politique, à plusieurs reprises, jusqu’à la votation du 2 juin 2002.

Résultat de l’ensemble des votations populaires fédérales concernant l’avortement (Source: Chancellerie fédérale)


Cette fois-ci, le peuple accepte la solution du délai, rendant l’avortement possible dans toute la Suisse sur demande écrite de la femme, témoignant d’une situation de détresse, durant les douze premières semaines de la grossesse. Dans le même temps, une initiative populaire allant dans le sens contraire est largement balayée.

La dernière votation du peuple suisse date de 2014. “Un comité d’initiative composé de politicien de la droite avait lancé un texte pour sortir l’avortement du remboursement de la caisse-maladie. Elle avait été balayée”, se souvient Marina De Toro.

Audio: Marina De Toro, autrice d’un mémoire sur l’histoire de l’avortement en Suisse: “Il a fallut trente ans de débat et plus personne n’avait envie d’en parler”


Pourtant, malgré l’autorisation de l’IVG dès 2002, le mouvement anti-avortement n’a jamais vraiment disparu. Outre au moment de la votation de 2014 et lors d’autres initiatives contre le droit à l’IVG, les militants ont toujours été présents depuis les années 1970 et l’apparition des premières initiatives en faveur de l’avortement. “Ils sont toujours actifs. Pour eux, la bataille n’est pas encore terminée”, reprend Marina De Toro.

Selon elle, ces groupes créés entre les années 1970 et 1980 continuent d’exister et se sont développés au fil des décennies. “C’est une question tellement sensible qui touche directement à l’individu, mais aussi à une idée de collectif, poursuit l’universitaire. Pour les anti-avortement, c’est l’idée de soutenir la vie. Pour eux, un embryon est déjà un être humain. En fait, il s’agit d’une question de conception de la vie. C’est tellement sensible que le débat ne se finit jamais.”

Dans la rue et sur les réseaux sociaux pour manifester

Aujourd’hui le mouvement anti-avortement vit notamment à travers les réseaux sociaux. Plusieurs associations utilisent ces plateformes pour partager leurs idées et informer les militants de différentes actions. C’est le cas par exemple de la Marche pour la Vie qui organise annuellement depuis 2011 une manifestation dans les rues de Zurich pour défendre les opinions du mouvement. Le défilé de l’association réunit, selon les organisateurs, en moyenne un petit millier de personnes.

Marche pour la vie

Plus d’un millier de personnes participent à la Marche pour la Vie, organisée annuellement à Zurich. Photo: Keystone


Une autre association importante au sein du mouvement est Mamma, sise dans le canton de Bâle-Campagne. Avec son slogan “pour que la vie reste en vie”, elle refuse “toute forme d’avortement n’ayant pas pour but la préservation de la vie”. L’association est présidée par Dominik Müggler, fervent opposant à l’IVG, ayant déjà lutté sans succès contre la décriminalisation de l’avortement en 2002. L’homme est aussi un des inventeurs du concept des boîtes à bébé qui permet aux mères d’abandonner leur enfant dans un guichet à l’extérieur de la maternité.

Une décision prise aux États-Unis dont l’onde de choc a aussi atteint la Suisse

Bien que le mouvement anti-avortement existe en Suisse depuis près de cinquante ans et que les différentes associations y sont bien implantées, pour certains experts l’actualité internationale a joué un rôle direct sur le retour en force de ces groupes. En effet, le sujet a fait la une des médias du monde entier en juin dernier suite à la décision de la Cour suprême des États-Unis de révoquer le droit fédéral à l’avortement en enterrant l’arrêt “Roe v. Wade”.

“La récente décision aux États-Unis a fait pousser des ailes aux petits groupes en Suisse, affirme Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève. Leurs actions se diversifient et deviennent de plus en plus fréquentes. Cependant, on n’observe pas une importante hausse du nombre de militants. Aujourd’hui, il suffit que trois personnes manifestent devant une maternité pour faire du bruit dans les médias”, relativise-t-elle.

De nombreuses personnes ont montré leur mécontentement aux États-Unis suite à la décision de la Cour suprême. Photo: Shutterstock


Le responsable des réseaux sociaux de la Marche pour la Vie, Samuel Kullmann confirme l’impression de l’universitaire. Selon lui, le nombre de participants à la manifestation demeure stable ces dernières années. Mais, il pense que le sujet est plus abordé depuis ce qui s’est passé aux États-Unis: “Depuis la décision de la Cour suprême américaine, nous recevons davantage de sollicitations de la part des médias, indique le politologue et député de l’Union démocratique fédéral (UDF) au Grand Conseil de la ville de Thoune. Mais, je ne pense pas que cette décision ait une grande influence sur la situation en Suisse parce que depuis les années 1970, aux États-Unis, il y a toujours eu une part quasiment égale de personnes en faveur ou contre l’avortement. Alors qu’en Suisse, les personnes contre l’IVG sont largement minoritaires”, reconnaît le jeune homme.

Une crainte d’un retour en arrière

Du côté de Santé sexuelle Suisse, une structure engagée pour la promotion de la santé sexuelle et le respect des droits sexuels sur le plan national et international, on relativise également l’impact en Suisse de cette décision prise aux États-Unis. Selon la co-présidente, Jacqueline Fellay, cette abrogation a surtout permis de rappeler au peuple suisse que rien n’est jamais acquis. Elle pense également que cette actualité n’a pas forcément galvanisé le mouvement anti-avortement mais, au contraire, qu’elle a conforté l’avis des Suisses majoritairement en faveur de l’IVG.

VIDEO: Jacqueline Fellay, co-présidente de Santé sexuelle Suisse: “C’est un petit tsunami parti des États-Unis”

Toutefois, certains acteurs du mouvement féministe avouent craindre un possible retour en arrière dans la législation suisse. C’est le cas par exemple de la co-présidente de l’association interjurassienne Grève des femmes, Danielle Siegfried qui se dit inévitablement inquiète par la situation: “Dans une vingtaine de pays extra-européens, l’IVG est encore interdite. En Pologne aussi. En Suisse, le débat est aussi revenu sur le devant de la scène. C’est un peu paradoxal. L’IVG est autorisée depuis seulement 20 ans. C’est encore tout récent, mais on risque encore d’en parler longtemps. Certains milieux ne sont pas encore à l’aise avec cette question. Le débat sur l’avortement n’est pas encore terminée”, soupire-t-elle.

Le combat se poursuit dans les deux camps

Les militants anti-avortement estiment également que le combat n’est pas prêt de se finir. Pour eux, il y a encore trop d’avortements en Suisse. Ils veulent réduire drastiquement ce taux. Le président de l’association Mamma Dominik Müggler estime que “La Confédération et les cantons devraient prendre toutes les mesures possibles pour limiter le nombre d’avortements”.

L’homme propose carrément de s’inspirer de mesures déjà en place dans d’autres secteurs: “En ce qui concerne la circulation routière, par exemple, de nombreuses mesures ont été prises pour réduire le nombre de morts sur les routes. Selon la même idée, il faudrait ficeler un paquet de mesures pour réduire le nombre d’avortements et contrôler chaque année s’il est efficace.”

L’évolution du taux d’avortement en Suisse depuis 2017

Stat

Source: Office fédéral de la statistique


Le responsable des réseaux sociaux de la Marche pour la Vie, Samuel Kullman, ajoute qu’il y a en effet trop d’avortement sur le territoire suisse. Il affirme que, dans son idéal, “personne ne devrait se poser la question de garder un enfant ou pas lorsqu’une femme est enceinte”. Le Thounois indique également ne pas saisir pourquoi la décision finale revient à la femme car, selon lui, le fœtus dans son ventre est un être à part qui n’appartient pas à sa mère.

La féministe jurassienne estime également qu’il y a trop d’avortement, mais elle trouve la méthode utilisée par les anti-avortement “tout bonnement scandaleuse”. “Il faudrait empêcher l’avortement en amont à l’aide de l’information et de l’accès à la contraception. Ce n’est pas en interdisant ou en bloquant des cliniques qu’on y arrivera, s’insurge-t-elle. On n’est personne pour juger si une personne a le droit d’avorter ou non.”

La co-présidente de Santé sexuelle Suisse, Jacqueline Fellay, rejoint la position de la Jurassienne en affirmant que les militants anti-avortement n’ont pas choisit la bonne direction pour le combat: “Si on n’interdit l’IVG, de nombreuses interventions illégales seront réalisées à l’abri des regards, assure-t-elle. Il faudrait plutôt sensibiliser les gens à la contraception et venir en aide aux personnes en difficulté.”

Le cintre est devenu un symbole du mouvement pro-avortement. Il représente les interventions pour mettre fin à une grossesse lorsque l’IVG est interdit. Photo: AP

La Valaisanne indique également avoir confiance en la population et dans le système politique suisse pour garantir le maintien de ce droit. Elle pense que les initiatives de l’UDC n’ont que peu de chance d’aboutir.

L’universitaire Marina De Toro est également sceptique quant au succès de ces deux initiatives: “Je ne serais pas étonnée s’ils récoltent les 100 000 signatures requises. Par contre, ça risque d’être plus compliqué lorsque ça passera en commission, au Parlement. Je pense que le résultat des dernières votations sur la question montre que la majorité des Suisses sont d’accord avec la loi actuelle”, analyse la jeune jurassienne.

Enfin, selon elle, les deux initiatives proposées par l’UDC marque un important changement de stratégie des mouvements anti-avortement: “Dans le passé, leurs initiatives étaient plus drastiques et directes. Cette fois-ci, on est sur des petites mesures pour restreindre l’accès à l’IVG, mais qui peut convaincre davantage de monde”, conclut-elle.

Texte: Clément Schott

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