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Quand la lumière nuit

L’éclairage artificiel fait partie de notre quotidien mais ses effets nuisent à la faune, la flore, et à l’être humain. Et si la crise énergétique qui s’annonce nous invitait à repenser nos pratiques et notre rapport à la nuit?

Le ciel étoilé est en voie de disparition. Les astronomes ont été les premiers à le constater. Depuis le sommet des Alpes valaisannes, la voie lactée est éclipsée par le halo de la ville de Milan. Ce phénomène a un nom : la pollution lumineuse. Il touche la planète entière. L’association internationale Dark Sky alerte l’opinion publique et la classe politique depuis plusieurs années. Rien que sur le territoire helvétique, les émissions lumineuses ont augmenté de 60% en 15 ans. Pour son représentant de la Suisse romande, Eliott Guenat, le coupable est tout désigné: c’est notre mode de vie. 

On va vers une extinction massive des espèces à cause de l’éclairage artificiel Eliott Guenat, responsable romand de Dark Sky

En Suisse, plusieurs scientifiques tirent la sonnette d’alarme. Le biologiste valaisan Antoine Sierro a été l’un des premiers à étudier les effets de la pollution lumineuse sur la faune et la flore, mais également les conséquences pour l’être humain: «En Europe, 60% de la population ne peut plus observer la voie lactée.» Pour son confrère Pascal Moeschler, biologiste et ancien responsable communication du Muséum d’histoire naturelle de Genève, le constat est tout aussi alarmant: «L’émission lumineuse humaine double tous les 30 ans.»

INFOGRAPHIE – Augmentation des émissions lumineuses en Suisse 

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OFEV (2021) - Entre 1994 et 2020, les émissions lumineuses dirigées ou reflétées vers le haut ont plus que doublé.

Dark Sky juge la pollution lumineuse en Suisse comme étant modérée à forte. Un ciel naturellement sombre n’existe que dans les zones représentées en noir. Sans surprise, les centres urbains sont les plus touchés par l’éclairage artificiel. Alors que, dans les Alpes, le ciel est éclairci à hauteur de 8%, dans les villes comme Genève et Zurich, le ciel est éclairé entre 1020% et 2050%.

Notre sommeil en danger

À 24 ans, Quentin Durig habite en plein centre-ville, à Genève. Face à sa chambre, l’étudiant voit la lumière de l’enseigne du coiffeur voisin. Cette situation l’empêche de trouver le sommeil. Alors, la nuit, quand les volets ne suffisent plus et que les rideaux sont insuffisants, en dernier recours, il dort avec un masque.

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Un barber shop aux Pâquis qui diffuse un spectre de lumière blanche et bleue - Camille Lanci

Les lumières blanches et bleues sont responsables des effets néfastes de l’éclairage artificiel. Elles perturbent et déconcentrent le cerveau humain. Pour lutter contre la pollution lumineuse et pour trouver le sommeil, Dark Sky recommande d’utiliser des lumières issues du spectre orangé.

Raphaël Heinzer est spécialiste du sommeil au CHUV.  La majorité de ses patients souffrent de la lumière artificielle. Pour cet expert, il n’y a pas de doute: la pollution lumineuse a un impact direct sur le rythme circadien, autrement dit, l’horloge interne de l’homme. «L’hormone du sommeil – la mélatonine – est sécrétée lorsque l’obscurité arrive, ce qui endort les humains. Mais avec toutes ces lumières, les insomnies sont de plus en plus nombreuses.»

Dans une étude parue en 2017, la clinique psychiatrique universitaire de Bâle alertait elle aussi sur les effets néfastes de l’exposition à la lumière artificielle sur la santé de l’homme. Dans l’étude, les chercheurs concluent que les troubles du sommeil dus à la pollution lumineuse modifient le rythme cardiaque.

Quand les espèces nocturnes disparaissent

La pollution lumineuse est le résultat direct du mode de vie humain. L’homme en est victime, mais également l’instigateurDepuis la nuit des temps, l’homme a développé une crainte et un imaginaire autour de l’obscurité. Ces croyances sont encore bien présentes aujourd’hui, selon le biologiste Pascal Moeschler. Des croyances qui aboutissent à la pollution lumineuse. «L’être humain a imposé son mode de vie aux espèces vivantes», explique-t-il. 

Les espèces nocturnes sont les grandes perdantes de la pollution lumineuse. Pascal Moeschler, biologiste

Pour les espèces nocturnes, la lumière artificielle peut être interprétée de différentes manières. Certains coléoptères vont penser la source lumineuse comme un obstacle infranchissable. Ils vont alors changer de trajectoire et chercher leur chemin jusqu’à l’épuisement. Pour certains insectes, l’issue est tragique : «Les insectes grillent, ou meurent d’épuisement, à proximité des sources lumineuses», explique le biologiste valaisan Antoine Sierro.

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Plusieurs centaines de petits poissons sont attirés par la lumière d'un réverbère à Genève - KEYSTONE/Martial Trezzini

Pour Jean-Nicolas Pradervand, ornithologue, la disparition des insectes rime avec la disparition du garde-manger pour les oiseaux. À cela s’ajoute le fait que leurs cycles de reproduction sont perturbés car ils n’arrivent plus à différencier le jour de la nuit. Comme certaines espèces d’oiseaux sont attirées par la lumière, éteindre les bâtiments publics permettrait d’empêcher 60% de collisions contre les bâtiments selon Antoine Sierro. 

AUDIO – Les explications de Pascal Moeschler

Les problèmes engendrés par la pollution lumineuse font boule de neige. L’extinction des coléoptères qui ont perdu leur boussole va aussi toucher les poissons qui les mangent. Toute la chaîne du vivant souffre de cette pollution. «La flore aussi est touchée. Une fleur exposée à la lumière ne se fera pas butiner. Il y aura donc moins de graines et l’espèce va disparaître», alerte Antoine Sierro. Pour Camille Ançay, spécialiste de l’électricité pour le Valais, il faut lutter non pas pour pouvoir regarder les étoiles, mais pour la survie de la biodiversité.

La lutte contre la pollution lumineuse s'organise

Lutter contre la pollution lumineuse est un jeu d’enfant. C’est l’avis de Pascal Moeschler : «Il suffit de tirer la prise.» Le biologiste genevois a mis en place avec les autorités cantonales le projet Trame Noire. Le but est de mettre en place un réseau de déplacement des espèces nocturnes en éteignant certaines zones du canton. «Les espèces nocturnes ont ainsi un corridor biologique qui leur permet de retrouver un semblant de normalité.»

Le Grand Conseil genevois a voté en novembre 2021 une loi en faveur d’une limitation des enseignes lumineuses en extérieur entre 1 h et 6 h du matin. Le député genevois libéral-radical (PLR) Alexis Barbey s’est vivement opposé à ce texte. Pour lui, sans lumière, Genève diminue son attractivité. Le député alerte aussi sur une potentielle hausse des agressions en cas d’extinction des feux.  

Eteindre les enseignes lumineuses nuit à l’image de Genève. Alexis Barbey, député PLR

Jean Christophe Schwaab est municipal à Bourg-en-Lavaux (VD). Dans sa commune, l’éclairage a été mis en pause la nuit pendant six mois. Aucune recrudescence de violence n’a été constatée. Pour le municipal, diminuer l’éclairage nocturne constitue «une mesure de santé publique que les communes peuvent prendre à moindre frais et qui a un impact positif sur le long terme.»

VIDEO : Les solutions contre la pollution lumineuse par Eliott Guenat

Mais ces initiatives ne suffisent pas pour le moment à éveiller une prise de conscience globale prévient Dark Sky. En Suisse, la conseillère aux Etats neuchâteloise verte Céline Vara critique le manque d’implication de la Confédération. La politicienne a déposé en décembre 2021 une motion auprès du Conseil Fédéral afin qu’il «mette un cadre et fixe des règles générales sur la base desquelles les cantons puissent légiférer.»

Une crise salvatrice

Le biologiste Antoine Sierro est convaincu que la crise de l’énergie va mettre la lutte contre la pollution lumineuse en haut de l’agenda : «L’augmentation du prix de l’énergie rend la population sensible à la consommation de ressources et de facto à l’éclairage.» 

En Suisse, plusieurs entreprises à l’instar de la Coop ou encore la Poste ont également annoncé des mesures pour réduire les factures. La Coop et ses filiales éteignent leur surface et enseigne dès la fermeture des magasins. La Poste fait de même pour «lutter contre l’usage excessif de la luminosité dans ses surfaces».

À Paris, pour prévenir un hiver rude, la ville a annoncé en septembre que l’éclairage public sera avancé d’une heure. La tour Eiffel s’éteindra donc à 23 h 45 et non plus à 1 h du matin. Mais cette décision ne fait pas l’unanimité. La Première ministre Elisabeth Borne considère que d’éteindre des bâtiments la nuit a un impact négatif sur l’attractivité touristique.

Plus proche de chez nous, à Genève, la tour de la RTS s’éteindra elle une nuit entière dans le cadre du festival La nuit est belle. Pour le conseiller d’Etat Vert Antonio Hodgers, le but derrière cet événement transfrontalier est «d’éveiller une prise de conscience au sein de la population».

À Delémont, des activistes éteignent soigneusement les lampadaires depuis début septembre. Ils signent leurs actions avec leur nom: La rébellion des étoiles. Dans un reportage pour la RTS, un des auteurs explique que la démarche est avant tout humoristique et «qu’il n’est plus possible d’attendre que le gouvernement agisse alors il faut lui mettre la pression».

Face à l’augmentation du prix de l’électricité, les fêtes de Noël auront comme mot d’ordre la sobriété dans le canton de Neuchâtel. Le Conseil d’Etat neuchâtelois éteindra les enseignes des commerces la nuit et se privera de ses décorations festives. À quelques semaines de l’hiver, la situation se tend un peu partout en Europe et pousse les pouvoirs publics à tirer la prise. La crise énergétique permettra peut-être de réaliser qu’il n’y pas besoin d’avoir de la lumière à tous les étages.

Texte : Camille Lanci

Multimédia : Thierry Nicolet, Maxime Schwarb & Camille Lanci

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