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Quand le dérèglement climatique transforme les cultures suisses

Grêle, sécheresse, inondations… Les sursauts du climat bouleversent la production agricole en Suisse. Certaines variétés de fruits et de légumes s’adaptent. De nouvelles espèces intègrent nos étals, d’autres pourraient en disparaître.

Imaginez un étal de marché en Suisse. C’est l’été. Les effluves des melons vous chatouillent les narines. Vous tendez le bras, en palpez un et le portez à votre nez. Le reposez. Un geste que vous répéterez sans doute jusqu’à avoir trouvé le bon. Celui-là est mûr, à point. Le maraîcher l’a cueilli hier, dans son champ fribourgeois. Dans le panier d’à côté, le rouge vif de la chair de pastèque attire votre regard. Elle aussi pousse en Suisse à présent. Vous pensez que c’est de la fiction? Simplement une conséquence du dérèglement climatique.

A Sédeilles (VD), le maraîcher bio Urs Gfeller cultive depuis cinq ans des melons en plein champ. Et, depuis trois ans, également des pastèques. «Les automnes plus doux permettent de nouvelles récoltes», explique-t-il. Chaque année, le Vaudois teste une dizaine d’espèces sur ses terres pour conserver celles qui s’acclimatent le mieux. «La patate douce est devenue cultivable il y a six ans. J’en produit plusieurs tonnes par année», illustre-t-il.

Désormais je plante à l'extérieur des aubergines, tomates, poivrons. Toutes ces espèces poussaient auparavant uniquement sous serres Urs Gfeller, maraîcher

Le dérèglement climatique n’apporte pas uniquement de nouvelles cultures mais impacte également sa manière de cultiver. S’il a commencé à faire pousser du melon sous serre il y a une décennie, il peut depuis cinq ans, les cultiver en plein champ. «Désormais je plante à l’extérieur des aubergines, tomates, poivrons. Toutes ces espèces poussaient auparavant uniquement sous serres».

Sur les 14 hectares de son exploitation, Urs Gfeller cultive jusqu’à 270 variétés de légumes et de fruits. «Plus la diversité de notre production est grande, plus les risques liés au dérèglement climatique diminuent», note-t-il. Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on évoque les risques liés au dérèglement climatique?

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La serre de l'exploitation d'Urs Gfeller. © Camille Besse

Au-delà de la hausse des températures et des risques liés à la raréfaction des ressources comme l’eau, les engrais, les sols, les agriculteurs redoutent surtout les phénomènes météorologiques extrêmes.

«Avec la diminution des jours de pluie et des hivers plus doux, notre climat devient de plus en plus tropical», explique Frédéric Glassey, prévisionniste chez MeteoNews. «Les épisodes de sécheresse vont aller en s’accentuant et s’accompagner de plus en plus d’événements météorologiques extrêmes, tels que la grêle ou des précipitations tout à coup très abondantes», précise-t-il.

INFOGRAPHIE: Hausse des températures dans le canton de Vaud et environs

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©NCCS (Pub.) 2018: CH2018 – Climate Scenarios for Switzerland. National Centre for Climate Services, Zurich.

En d’autres termes, les cultivateurs romands pourraient bien devoir à terme composer une année avec le climat de Turin, puis l’année suivante avec celui d’Oslo.

Des nouveaux venus dans les champs

Deuxième exemple en terres fribourgeoises. À Môtier, la famille Guillod fait pousser depuis 2019 le premier riz du Vully. D’abord cultivateurs de doucettes, Léandre Guillod et son frère précisent: «Il y a quarante ans, ce type de plantation n’aurait pas été possible.»

Le riz a en effet besoin d’une certaine chaleur pour bien pousser ainsi que d’eau en quantité illimitée. Pionniers dans le Vully, les deux frères ont récolté en 2021 quatre tonnes et demie de grains qu’ils ont intégralement écoulés via la vente directe.

DIAPORAMA: La culture du riz au Vully au fil des saisons

Vous l’aurez compris, les exemples de nouvelles espèces cultivables grâce au réchauffement ne manquent pas en Suisse romande. Citrons, yuzus et même kiwis s’épanouissent déjà en terres vaudoises.

«Des essais de culture de raisin de table ou d’amandes sont en cours, notamment près de Zurich et en Valais, et leur potentiel est en constante augmentation», complète Béatrice Rüttimann, porte-parole de Swissfruit.

Légumes d’hiver en danger

Cela signifie-t-il pour autant que nos cultures traditionnelles de betteraves sucrières, de blés, de colza et, bien sûr, de pommes de terre, pourraient se voir à terme remplacées par des plantations de caféiers, de maniocs, ou encore d’ananas? Il est en tous cas avéré que ce qui profite à certaines espèces nuit à d’autres.

«Mes pommes de terre souffrent de la sécheresse», se désole Jean-Luc Pochon, agriculteur à Domdidier (FR). Plusieurs étés chauds et secs ont mis à l’épreuve sa production. Et il n’y a pas que les pommes de terre du Fribourgeois qui subissent les effets du réchauffement. A Sédeilles, Urs Gfeller constate que certains légumes d’hiver souffrent aussi.

Au-delà du manque d'eau, je suis confronté à de grands problèmes d'insectes qui détruisent les jeunes pousses Jean-Luc Pochon, agriculteur

«À cause des fortes pluies, les fruits sensibles comme les fraises et les cerises prêtes à être récoltées ont davantage de risques d’être endommagés. Face à de longue période de sécheresse, les cultures à forte consommation d’eau ne pourront, elles, plus se développer sans irrigation», relève Béatrice Rüttimann, porte-parole de Swissfruit.

Les changements climatiques favorisent aussi la prolifération de nuisibles: «Au-delà du manque d’eau, je suis confronté à de grands problèmes d’insectes qui détruisent les jeunes pousses», s’alarme Jean-Luc Pochon.

Qui veut la peau des betteraves?

Des ravageurs qui s’en prennent à l’industrie sucrière. En Suisse, près de deux tiers de la production de sucre est produite de manière indigène. Une production toutefois menacée. En cause: deux insectes. Un puceron vecteur de la jaunisse virale et une cicadelle qui provoque le syndrome de basse richesses. Ces deux maladies diminuent la teneur en sucre des betteraves, ce qui impacte le rendement. L’analyse de Basile Cornamusaz, responsable du Centre betteravier romand:

VIDÉO: Prolifération d’insectes et dérèglement climatique

Selon l’Office fédéral de la statistique, en 2019, 17 600 hectares étaient dédiés à la production de betteraves sucrières. Betteravier à Chavornay, Sébastien Malherbe évoque, lui, 15 000 – 16 000 hectares pour 2022. Une baisse rapide dans une industrie pourtant bien établie.

Entre migration et adaptation

Menacées, les espèces cultivées en Suisse n’ont toutefois pas dit leur dernier mot. «Les sortes de fruits et légumes cultivés au Sud, vont être de plus en plus présentes au Nord», déclare David Brugger responsable de la Division production végétale de l’Union suisse des paysans.

Les cultures vont d'abord s'adapter par l'introduction de nouvelles variétés Danilo Christen, Agroscope

«Je ne pense pas qu’on va cultiver à grande échelle des ananas ou des mangues en Suisse d’ici 2050. Les cultures vont d’abord s’adapter par l’introduction de nouvelles variétés», rappelle Dario Fossati, membre du groupe Amélioration des plantes de grande culture et ressources génétiques de l’Agroscope. Et lorsqu’il s’agit de déterminer lesquelles pourraient s’épanouir sous nos latitudes, l’attention des spécialistes se tourne vers «l’Italie, la Croatie, l’Europe de l’Est, l’Autriche ou encore la Hongrie», selon Danilo Christen, responsable de la filière fruit au centre de compétence de la Confédération pour la recherche agronomique (Agroscope).

Sélectionner, un travail de longue haleine

Mais comment font les agriculteurs pour choisir quelles espèces ou variétés cultiver? C’est d’abord une question d’envie personnelle: un maraîcher est  libre de faire pousser une variété de poires qui résiste mieux à la sécheresse. Mais la plupart des exploitants font généralement confiance à leurs fournisseurs de semences pour obtenir des fruits et légumes spécifiquement adaptés à notre climat changeant.

C’est donc dans leurs laboratoires de recherche que ces derniers mettent au point les variétés qui seront cultivées demain. Ce travail de sélection est un processus de longue haleine, qui peut durer jusqu’à une vingtaine d’années.

La variété de poire Fred, dernière-née des laboratoires de la Confédération en 2018, a nécessité 18 ans de recherche. «Et, en 2000, les critères de résilience face aux changements climatiques n’étaient pas au centre des préoccupations», explique Danilo Christen de l’Agroscope.

«Pour le blé, il me faut environ 15 ans pour aboutir à une nouvelle variété. Les croisements que je fais en 2020 seront utilisé par les agriculteurs en 2035», précise Dario Fossati.

Dans sa stratégie de Sélection végétale 2050, l’Office fédéral de l’agriculture, qui pose les jalons des activités de sélection végétale soutenues par la Confédération, identifie pourtant clairement certaines propriétés qui favorisent la résilience face au changement climatique. Le texte stipule que les variétés cultivables en Suisse ces cinq prochaines décennies devront être résistantes à la chaleur, à la sécheresse, aux nuisibles ou encore utiliser l’eau et les éléments nutritifs tels que l’azote, le phosphore, le potassium et le magnésium, de manière rationnelle.

Comment expliquer alors que les variétés suisses ne possèdent pas les propriétés décrites dans les recommandations de la Confédération?

La loi de l’offre et de la demande

«Le fait qu’une variété soit cultivable ne suffit pas. Il faut le déploiement d’une filière, d’un marché et des consommateurs prêts à l’acheter», répond Dario Fossati, membre du groupe Amélioration des plantes de grande culture et ressources génétiques de l’Agroscope. Le constat est le même concernant l’introduction de nouvelles espèces.

AUDIO: Trouver des clients pour ses plantations

Et à en croire son collègue, Danilo Christen, la grande distribution favorise d’autres propriétés que la résilience face aux changements climatiques.

Monique Baechler, responsable de la production florale de l’Institut agricole de Grangeneuve, va dans le même sens: «Nous cultivons des produits que nous pouvons vendre. Les goûts des clients changent, nous devons nous adapter constamment en proposant de nouveaux légumes et fleurs.»

Entre technologie et permaculture

Mettre en place un système d’irrigation à la pointe, utiliser les serres pour conserver non pas au chaud mais au frais: les avancées techniques promettent aussi de jouer un rôle dans l’évolution du paysage végétal helvétique en proie aux changements climatiques. Danilo Christen n’a d’ailleurs aucun doute: «C’est la génétique et la technique, qui permettent d’introduire de nouvelles espèces et variétés sur le marché, deux rails sur lesquels on doit rouler ces prochaines années».

De son côté, Noémie Uehlinger, sélectionneuse pour le semencier indépendant bio Sativa, propose une vision différente: «Pour diminuer les risques qui pèsent sur les agriculteurs, nous promouvons notamment la diversification des plantations. Si une culture ne fonctionne pas une année à cause des aléas climatiques, les pertes financières devraient pouvoir être soulagées par les gains engrangés par un autre type de culture. Des réflexions plus globales sur le système de vente peuvent aussi aider».

Une agriculture diversifiée, c’est en tous cas ce qu’imagine Martin Pidoux, professeur de politique et marchés agricoles à la Haute école d’agronomie de Zollikofen (BE):

AUDIO: A quoi ressembleront les futures exploitations agricoles?

Ethnologue à l’Université de Neuchâtel et spécialiste des milieux agricoles, Jérémie Forney rappelle, lui, l’importance de repenser la production alimentaire dans son ensemble pour faire face au dérèglement climatique: «Il faut replacer l’agriculture dans le cadre d’un système alimentaire et envisager des transformation systémiques, qui demandent en plus de l’innovation technologique, des innovations sociales».

Du maraîcher biologique aux plus grands exploitants agricoles hyperconnectés, des amateurs de marchés à la ferme aux consommateurs numériques, le dérèglement climatique pousse tout le monde à se réinventer. Pendant ce temps, melons, pastèques, kiwis et patates douce swissmade conquièrent nos marchés.

Texte et multimédia Camille Besse
Photos Camille Besse, Célia Bertholet, Cloé Pichonnat, Keystone, Wikimedia

 

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