Utilisation trop importante de produits phytosanitaires, hyper-présence de lobbies ou encore drainage des cours d’eau : la Suisse ne fait pas bonne figure en matière de protection de la biodiversité. Elle est dernière d’Europe dans le domaine.
La convention de Berne, tenue fin 2022 révèle que seuls 1,4% des objectifs de 2012 ont été tenus par la Suisse en matière de biodiversité. Sur les 167 types de milieux naturels évalués en Suisse, 48% figurent sur la liste rouge. Dans l’Union européenne, la moyenne des surfaces protégées s’élève à 26,4%, la Suisse en a moins de 10% selon le porte parole romande de BirdLife François Turrian.
La truite lacustre du Léman en danger critique
Plus de la moitié des poissons en Suisse figurent sur la liste des espèces menacées ou vulnérables. 43 des 66 espèces ont été placées sur liste rouge en 2022, selon l’Office Fédéral de l’environnement (OFEV). L’évaluation se base sur 70 000 observations dans les différents cours d’eau et plans d’eau du pays. Sur les 43 espèces de la liste rouge, 15 se retrouvent « en danger critique d’extinction », 8 sont « en danger » et neuf ont disparu.
En résumé, les deux tiers des poissons en Suisse sont soit en danger, soit vulnérables ou ont disparu. Parmi les espèces dont la situation est la plus critique figurent la truite lacustre du lac Léman. Concernant les effectifs en baisse de certaines truites par exemple, les experts invoquent l’habitat réduit et le réchauffement des eaux. La présence des microplastiques en Suisse n’est pas négligeable dans le dérangement de la faune aquatique. OceanEye est une association non-lucrative basée à Genève qui étudie les effets des microplastiques sur la faune piscicole.
VIDEO -Laurianne Trimoulla de l’association OceanEye étudie les effets des micropolastiques sur les poissons
Les microplastiques perturbent la faune
Les menaces pesant sur la faune piscicole sont liées à la pollution des eaux, la dégradation et la fragmentation des habitats. Parmi eux on peut citer la présence de plastiques et microplastiques dans le milieux aquatiques.
La plateforme LéXPLORE au large du port de Pully permet à de nombreux groupes de scientifiques d’étudier la santé du lac Léman. © Nicolas Vos
Le Léman et ses affluents n’échappent malheureusement pas à ce fléau. Le constat a de quoi inquiéter, puisqu’il s’avère qu’une cinquantaine de tonnes de plastiques de différents types viendraient polluer chaque année le Léman et qu’une grande partie serait piégée dans le lac, mettant en danger toute la chaîne alimentaire.
VIDEO – Le Lac Léman présente un taux de pollution aux microplastiques comparable aux océans.
Les marais sont les plus menacés des milieux aquatiques
En Suisse se sont les milieux marécageux et aquatiques qui contiennent le plus grand nombre d’espèces menacées ou éteintes. La rainette verte est un exemple d’amphibien qui est en danger d’extinction. Il y a un siècle, cette espèce était présente dans la majorité des marais du plateau. « La grande partie des marais ont disparu et aujourd’hui, il ne reste plus qu’une rainette à Aubonne et une sur la rive sud du lac de Neuchâtel », déclare Jérôme Pellet, spécialiste des milieux aquatiques à l’Université de Lausanne.
CARTE – 90 % des marais de Suisse ont été détruits en deux siècles

Source : OFEV
Les zones alluviales et aquatiques ne sont pas les seuls espaces suisses qui sont menacés. De manière plus générale, c’est toute la chaine du vivant et notamment les oiseaux et les insectes qui sont en danger.
Presque 50% des espèces du pays sont potentiellement menacées
Actuellement, « c’est presque 50% des espèces recensées du pays qui sont potentiellement menacées ». Cette phrase c’est Antoine Guisan, spécialiste biodiversité et professeur en faculté de géoscience à l’Université de Lausanne, qui l’affirme. Le pourcentage d’espèces menacées de la Suisse souligne une nouvelle fois le retard helvétique dans la préservation du vivant. Aucun pays d’Europe ne présente une proportion d’espèces en danger aussi importante que la Suisse.

Le vanneau huppé figure sur la liste des espèces potentiellement menacées. ©BirdLife/Michael Gerber
Le représentant romand chez BirdLife François Turrian dénonce le double discours de la Suisse. Malgré des engagements ambitieux au niveau international, sa politique d’action sur son propre territoire reste modeste.
« La Suisse n’arrive pas à balayer devant sa propre porte et ne parvient pas à prendre des mesures adéquates, c’est une question de crédibilité ».
AUDIO – François Turrian représentant romand chez BirdLife pose le cadre de la situation suisse
La chute drastique des populations d’insectes est une conséquence directe du manque d’investissement politique, pour François Turrian. En effet, plus de la moitié des espèces d’insectes est menacée.
Une des espèces touchées par ce phénomènes est l’abeille. François Saucy, président de la Société Romande d’Apiculture a des ruches depuis plus de quarante ans. Au cours des vingt dernières années, il constate des changements dans sa pratique d’apiculteur. « Aujourd’hui je ne vois que des prairies artificielles, qui ne contiennent plus aucune fleur. Les abeilles ne se nourrissent plus aussi facilement qu’avant ». 45% des espèces d’abeilles sont aujourd’hui considérées menacées. Inquiet pour l’avenir de sa pratique, François Saucy avoue qu’il « est devenu très compliqué d’avoir des ruches en Suisse ». Comment comprendre la situation si précaire en matière de biodiversité et sur quels critères peut-on qualifier la Suisse lanterne rouge ?
Les zones de protection insuffisantes en Suisse
Du 7 au 19 décembre 2022, s’est déroulée la Conférence des Nations Unies sur la diversité biologique à Montréal (COP15). L’un des objectifs de la Suisse dans ce nouveau cadre mondial est d’attribuer 30% de sa superficie en zone de protection pour la biodiversité. Le critère des aires de protection n’est pas anodin puisqu’il est repris par la Confédération, comme un curseur fondamental pour consolider un engagement sérieux en matière de diversité biologique.
Les zones de protection sont des espaces géographiques clairement définis, reconnu consacré et géré, par tout moyen efficace afin d’assurer à long terme la conservation de la nature. Selon l’OFEV « en 2022, 13,4 % de la surface du pays est affecté à la biodiversité ». Sur ce critère la Suisse se situe en bas du classement des pays européens. Le dernier rapport de l’Agence Européenne pour l’Environnement, dont la Suisse est membre le confirme.
TABLEAU – La Suisse présente le taux de zones de protection le plus faible d’Europe avec 13,4%, contre 23% pour la France et 52% pour la Slovénie.

Source : Agence Européenne pour l’Environnement
Les zones de protection sont importantes dans la participation à la protection car elles sont en lien direct avec la préservation de certaines espèces. Ceci étant dit, comment comprendre que la Suisse ne dédie que très peu d’espace à ses zones de protection ? C’est en rencontrant Laurent Vallotton, biologiste et ornithologue au Musée d’histoire naturelle de Genève, que la complexité du relief de la Suisse prend place dans le débat.
Un relief unique
La petite taille de la Suisse, un problème ?
La cause principale des dégradations en matière de biodiversité est lié à la forte concurrence des espaces dans un petit pays. En plaine par exemple, les activités agricoles prennent une place plus importante que certains des pays voisins. 36 % de l’espace de la Suisse est consacré à l’agriculture, contre 25 % en Autriche et 8% en Suède.
CARTE -La petite taille du pays et le relief particulier a pour conséquence une proportion limitée de terres exploitables pour l’agriculture (zone en rouge).

Source : Vogelwarte
En résumé, le manque de place destinée les activités agricoles engendre une forte concentration des activités agraires sur un espace restreint. Ce phénomène a pour conséquence de nuire considérablement à la biodiversité établie dans ces zones. A cela s’ajoute l’utilisation de produits phytosanitaires propre à l’agriculture intensive.
Utilisation exponentielle de produits phytosanitaires
La raison principale d’une telle dégradation en plaine est liée à l’utilisation des pesticides de synthèse. Depuis 2008, 2200 tonnes de pesticides sont utilisées pour l’agriculture chaque année. Pour le président de BirdLife François Turrian, l’agriculture intensive est un réel frein au développement des espèces d’oiseaux en Suisse. Concrètement, ces produits phytosanitaires ont une influence sur l’épanouissement des espèces d’oiseaux car ce sont des « vrais tueurs d’insectes et pratiquement tous les oiseaux, à un moment donné de leur vie, se nourrissent d’insectes. Sans insectes, il n’y a aucun avenir pour les oiseaux non plus ».

L’extinction de la Pie-grièche écorcheur est imminente en Suisse. ©BirdLife/Patrick Donini
Plus précisément, 60 % des espèces d’insectes suisses sont proches de disparaître. Le recul des populations d’ insectes impacte directement certaines espèces d’oiseaux.
AUDIO – Laurent Vallotton ornithologue, nous parle d’une espèce particulière ; la Pie-grièche écorcheur
La dépendance aux pesticides
L’utilisation des pesticides est un élément qui permet d’expliquer la réduction drastique des populations d’oiseaux en Suisse. Seulement, interdire ces produits n’est pas si simple.
L’autorité politique en a bien pris conscience en tentant de réduire voire à exclure cette pratique. L’OFEV a instauré un plan de réduction des pesticides datant de 1997. La problématique des pesticides et de la biodiversité souligne les dissonances cognitives des parlementaires.
Pierre Fonjallaz, un député Vert au Grand Conseil vaudois et vignerons en biodynamie affirme voir une scission politique sur le sujet : « d’un côté, une attitude paysanne qui souhaite innover et répondre aux enjeux écologiques contemporains. Et d’un autre côté, c’est la production. Et c’est souvent encore une situation conflictuelle ».
AUDIO – Juri Auderset spécialisé sur les questions des pesticides, explique la dépendance phytosanitaire du système agricole suisse
Comment comprendre le blocage politique présent depuis plus de vingt-ans malgré les bonnes intentions en faveur de la biodiversité ?
Lobbies
Une forte présence des lobbies
Si la Suisse est consciente de ses lacunes, comment se fait-il que la situation ne change pas, voire se détériore ?
Les freinages politiques au niveau législatif semblent être une piste pour comprendre le cas de la Suisse en matière de biodiversité. Pour André Mach, spécialiste des élites et des lobbies à l’Université de Lausanne, «la Suisse est l’un pays où l’influence des groupes d’intérêts est la plus importante ». Pour lui, les hauts degrés sectoriels ont « sans doute freiner l’adoption de certaines mesures dans le domaine de santé publique ou de l’environnement ».
Une raison qui revient très souvent dans le discours des scientifiques et des associations, est l’hyper présence des lobbies conservateurs au Parlement. Appliquer un plan d’action pour préserver la biodiversité, c’est consentir à mettre en place certaines restrictions. Ce sont des contraintes notamment pour l’agriculture, la construction et les entreprises phytosanitaires. Et les blocages sont là.
La pratique de lobbying, c’est comme la drogue, si on l’interdit on ne peut plus la contrôler
Francois Yerly-Brault, chef de projet au lobby environnemental Politik Werkstatt, témoigne de ce phénomène. La Politique Agricole 2022 (PA22+), pour laquelle il a travaillé en tant que lobbyiste écologique, a été gelée par le Parlement. Les raisons de cet abandon repose sur « des restrictions trop excessives pour l’Union Suisse des Paysans, qui trouve que cette politique agricole est un scandale ».
La conseillère nationale verte Delphine Klopfenstein Broggini admet que les lents processus parlementaire helvétique et la forte présence de lobbies conservateurs « empêchent d’avancer sur certains dossiers écologiques ». Pour la conseillère nationale genevoise « du moment qu’il y a une représentation d’intérêt trop influente favorable à certains idéaux, c’est logique que les choses trainent ».
Pourtant interdire la présence des lobbies seraient contreproductif en effet pour François Yerly-Brault : « la pratique de lobbying c’est comme la drogue, si on l’interdit on ne peut plus la contrôler. L’avenir du lobbying est dans la transparence. Si on l’interdit, il va continuer de manière dissimulée. Et là ça pose vraiment problème parce que ce seront les groupes avec le plus de moyens qui auront le plus d’influence. Interdire le lobbying c’est renforcer les inégalités politiques et ça n’est pas dans l’intérêt des écologistes d’empêcher cette pratique ».
Si la situation politique semble bloquée, y a t il tout de même des solutions pour renverser la balance en matière de protection de la biodiversité ?
Une solution ; aménager des espaces vert
Afin de restaurer l’état de la biodiversité en Suisse, plusieurs solutions existent. La plus importante est d’augmenter la surface de nos zones de protection. François Turrian représentant romand chez BirdLife, demande à la Confédération d’en faire plus sur ce sujet.
AUDIO – François Turrian encourage à la création de biotopes
Le secteur agricole a réussi, ces dernières années, à accroître la part des surfaces en faveur de la biodiversité, ce qui se veut bénéfique pour la diversité des espèces. Mais des efforts supplémentaires doivent être déployés. D’après le Conseil fédéral, le milieu bâti recèle également un grand potentiel en la matière.
Concrètement, il s’agit d’aménager des zones proches de l’état naturel, tels que des espaces verts, des espaces réservés aux eaux, des forêts urbaines, des plans d’eau ou des toits et des façades végétalisées.
En matière de construction, le Conseil fédéral souhaite dès lors accorder la priorité aux zones appropriées tant du point de vue de la production que de celui de la protection.
Texte : Nicolas Vos
Multimédia : Lena Vulliamy et Nicolas Vos
Photo de une : ©BirdLife/Felix Mittermeier