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La Suisse, trop laxiste avec ses fédérations sportives?

Les autorités helvétiques se félicitent d’accueillir de nombreuses fédérations sportives internationales. Mais si elles génèrent des retombées économiques importantes, ces organisations se retrouvent régulièrement au cœur de scandales. Enquête.

Tempête sur les tranquilles rives du lac Léman. Pour la première fois de son histoire, le Comité international olympique (CIO) a décidé en juin d’exclure la Fédération internationale de boxe (IBA), basée à Lausanne, du Mouvement olympique. Cette dernière, présidée par le Russe Umar Kremlev, un homme d’affaires proche du président russe Vladimir Poutine, était en conflit depuis des années avec le CIO qui l’accuse de mauvaise gouvernance et de manque de transparence. L’affaire a été largement relayée par la presse internationale et a mis un nouveau coup de projecteur sur les scandales impliquant régulièrement certaines fédérations sportives et leurs dirigeants.

Le président de la Fédération internationale de boxe (IBA), le Russe Umar Kremlev, est un ancien boxeur et un proche de Vladimir Poutine soutenu par Gazprom. (© Keystone / Stringer)


Au début de l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, c’est vers la discrète Fédération internationale d’escrime (FIE), voisine de l’IBA au sein de la Maison du sport international – un bloc de béton et de verre qui abrite une vingtaine de fédérations – que les regards se tournaient. Le public découvrait alors que son président Alicher Ousmanov, un oligarque russe d’origine ouzbèke, figurait sur la liste des proches du Kremlin sanctionnés par l’Occident. Peu après, le dirigeant annonçait sa démission, après quatorze ans de service.

Mais les deux Russes ne sont pas les seuls qui gênent au sein des instances de gouvernance du sport. Avant eux, d’autres dirigeants de fédérations internationales basées en Suisse ont été enlisés dans des scandales. Le président de la Fédération internationale de natation à Lausanne (FINA), le Koweïtien Husain Al-Musallam, s’est par exemple retrouvé dans le viseur d’une enquête du ministère américain de la Justice en 2017 pour « racket et corruption présumés », selon l’agence AP. Ni l’IBA, ni la FIE, ni la FINA n’ont répondu à nos sollicitations.

Proclamée « Capitale olympique » par le CIO, Lausanne accueille les sièges de 35 fédérations sportives internationales, soit la plupart de ces organisations.


Au cours des dix dernières années, plusieurs fédérations, dont celles de volley-ball, d’haltérophilie ou encore de cyclisme, ont également connu des remous. En l’absence de condamnation, la présomption d’innocence est de mise, mais le nombre de cas pousse à remettre en question la souplesse avec laquelle les autorités du pays accueillent ces organisations.

Une remise en question qu’évoque également Simon Toulson, secrétaire général de World Boxing – une nouvelle fédération qui cherche à reprendre la place qu’occupait l’IBA.

Simon Toulson en vidéo : les problèmes pourraient mener à une régulation plus stricte


Cadre propice aux dérives


En Suisse, le droit est du côté des fédérations. « Le cadre légal suisse est très léger puisque la plupart d’entre elles sont des associations de droit suisse. Les articles 60 à 79 du Code civil traitent d’elles, soit vingt petits articles très peu contraignants, notamment en comparaison internationale », explique Jean-Loup Chappelet, professeur émérite à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) de Lausanne et bon connaisseur de la nébuleuse olympique.

Aujourd’hui, la FIFA, l’UEFA ou le CIO sont de véritables holdings. Jean-Loup Chappelet, IDHEAP

Or ce droit précède l’essor des fédérations internationales. À l’origine, il visait à encadrer les petits clubs locaux. Les fédérations n’ont ainsi pas d’obligation d’établir des comptes ni de publier leurs états financiers. « Aujourd’hui, la FIFA à Zurich, l’UEFA à Nyon ou le CIO à Lausanne sont des associations, mais en réalité ce sont de véritables holdings, qui possèdent des sociétés anonymes et contrôlent des fondations », indique Jean-Loup Chappelet. L’expert précise toutefois que la majorité des fédérations publient désormais leurs comptes, même si à des degrés de transparence variables.


Autre fait juridique intéressant : la corruption dite privée n’est répréhensible en Suisse que depuis 2006, soit quelques années après l’éclatement du scandale de corruption au CIO concernant l’attribution des Jeux olympiques de 2002 à la ville de Salt Lake City. Seules certaines formes de corruption étaient alors répréhensibles. Le Parlement suisse a finalement décidé de modifier en 2016 le code pénal afin de rendre la corruption privée globalement illégale et susceptible d’être poursuivie sans dépôt de plainte. Une modification faite en réponse aux scandales financiers qui ont éclaboussé la FIFA en 2015 sous la présidence du Suisse Sepp Blatter.

En outre, les dirigeants des fédérations sportives internationales sont considérés depuis 2014 comme des personnes exposées politiquement (PEP) et font ainsi l’objet d’une diligence accrue de la part des banques en raison du risque de corruption.

Galerie photo : l’immobilier de luxe des fédérations sportives internationales  

  • Le majestueux château des Tourelles, situé à deux pas du Musée olympique à Lausanne, au bord du lac Léman, est le siège de la Fédération internationale de volley-ball. (© Keystone / Laurent Gillieron)

Mais pour Mark Pieth, professeur émérite de droit pénal à l’Université de Bâle et expert de la lutte contre la corruption, cela ne suffit pas. « Les lois existent, mais pour ce qui est de leur application, c’est une autre histoire », déclare-t-il. Selon lui, il reste difficile pour les procureurs d’enquêter dans le milieu du sport, car les lanceurs d’alerte sont rares et les cas de corruption privée difficiles à déceler.


Risque de dégât d’image


Si la crainte que d’autres scandales au sein de fédérations sportives salissent la réputation de la Suisse était à l’origine des changements législatifs, celle-ci semble aujourd’hui s’être largement dissipée.

Et pour cause : les retombées économiques générées par les 53 organisations sportives internationales établies en Suisse n’ont jamais été aussi importantes. Entre 2014 et 2019, leur impact économique annuel s’est chiffré à 1,68 milliard de francs, soit 610 millions de plus que pour la période de 2008 à 2013. Pendant ce temps, la ville de Lausanne a vu la contribution économique des fédérations qu’elle abrite plus que doubler pour atteindre 550 millions de francs par an, selon une étude de l’Académie internationale des sciences et techniques du sport (AISTS) de 2022.


Lors de la publication de ces chiffres, les autorités lausannoises ont salué la présence de ces organisations qui, selon elles, contribuent également à la notoriété de la ville. Un point de vue que partage une majorité des Suisses romands, selon un sondage de l’AISTS.

Que faire alors du risque en termes d’image de voir, par exemple, des proches du Kremlin à la tête de certaines fédérations ? « Je ne vois pas de risque de dégât d’image pour la ville », répond le socialiste Grégoire Junod, syndic de Lausanne. Selon lui, les fédérations sportives devraient plutôt être considérées comme des « organes diplomatiques du sport », dans lesquels tous les pays sont représentés. Face aux scandales, les autorités songent-elles à serrer la vis ? « Les problèmes de corruption qu’on peut avoir dans l’une ou l’autre fédération nationale ou internationale, ce sont des choses qui concernent les organisations », répond le syndic.

Au Parlement vaudois, la situation est légèrement plus mitigée. Selon Hadrien Buclin, député du parti Ensemble à gauche, seule la gauche radicale se soucie de la légèreté avec laquelle les fédérations sportives sont accueillies. À droite, les scandales inquiètent moins. « Je n’ai pas l’impression que la Suisse est directement impactée », commente Xavier de Haller, député du Parti libéral-radical.

Mais pour Patrick Clastres, historien du sport à l’Université de Lausanne, les autorités ne peuvent plus se permettre d’être aussi souples dans leur encadrement des fédérations sportives.

Patrick Clastres en vidéo : Lausanne n’existerait pas à l’échelle du monde sans les fédérations sportives


Crainte d’un exode


Du côté des autorités, la crainte semble surtout être que les fédérations quittent la Suisse pour d’autres cieux. Au cours des dernières années, plusieurs fédérations – dont celles de voile, de squash, de ju-jitsu, de Judo et de Badminton – ont quitté les rives du lac Léman pour s’installer à Londres, Abou Dabi ou encore Singapour. Le départ l’an dernier du président de la FIFA Gianni Infantino pour le Qatar a également été perçu comme un mauvais signe.

« Les pays du Golfe peuvent se permettre d’offrir d’énormes incitations à ces organisations pour qu’elles quittent Lausanne et s’installent à Riyad, Dubaï, ou Doha, estime Jules Boykoff, professeur de sciences politiques à la Pacific University de Portland aux États-Unis et spécialiste de la gouvernance des instances olympiques. Je pense que c’est une réelle possibilité qu’elles quittent la Suisse si les autorités helvétiques font trop pression. »

Un risque de départ que tempère toutefois le professeur Jean-Loup Chappelet, même s’il reconnaît la concurrence. Car si ces pays peuvent offrir des « ponts d’or » – déménagement remboursé, bureaux gratuits, salaires payés – la masse critique d’organisations présentes en Suisse et le pouvoir d’attraction du CIO retiennent, selon lui, une majorité des fédérations sportives dans le pays.

Dans le canton de Vaud, les fédérations sportives internationales sont exonérées, même si leurs 1’840 employés paient en moyenne presque 31'000 francs d’impôt par an. Le canton offre en plus de nombreux avantages aux organisations sportives cherchant à s’y installer. Parmi eux, jusqu’à deux ans de loyers gratuits et l’acquisition facilitée de biens immobiliers.

Du côté des organisations basées à Lausanne, sept fédérations contactées se disent satisfaites des conditions-cadres actuelles et indiquent ne pas avoir reçu d’offre de l’étranger. C’est le cas de la Fédération équestre internationale (FEI), qui reste fermement implantée à Lausanne, comme l’explique sa secrétaire générale Sabrina Ibanez.

Sabrina Ibáñez en audio : la proximité du CIO et des autres fédérations, un avantage unique


Mais certaines fédérations reconnaissent être ouvertes à un potentiel déménagement hors de Suisse. « Le statut de Capitale olympique de Lausanne ne garantit pas que tous les sports vont rester ici », déclare Raul Calin, secrétaire général de la Fédération internationale de tennis de table. Si elle reste pour l’instant à Lausanne, son organisation pourrait déménager à Singapour après avoir lancé en 2022 un appel d’offres à l’étranger. « Il est important que le gouvernement reste attentif et éveillé pour retenir les fédérations ici », avertit-il.

Contactés, ni le gouvernement lausannois ni celui du canton de Vaud n’ont souhaité se prononcer sur la concurrence à laquelle ils doivent faire face. Myriam Pasche, cheffe du service des sports de la ville de Lausanne, ose néanmoins une réponse.

Myriam Pasche en audio : la Suisse ne doit pas rentrer dans la démesure pour affronter la concurrence


Le sénateur socialiste genevois Carlo Sommaruga, qui s’était fortement engagé pour un encadrement plus strict des fédérations, affirme quant à lui que c’est bien la peur d’un exode de ces organisations qui préoccupe aujourd’hui le Parlement suisse. Selon lui, le fait qu’elles profitent encore du statut d’association et de conditions-cadres avantageuses en serait le reflet. « Mais l’enjeu essentiel, c’est l’image de la Suisse. On ne peut pas continuer à avoir des fédérations sportives qui sont entachées régulièrement par des scandales de corruption », déclare-t-il.

Au vu des enjeux économiques, mais aussi de renommée et d’influence que représente pour la Suisse sa domination du secteur de la gouvernance sportive mondiale, il semble peu probable que les autorités lausannoises ou helvétiques serrent la vis, particulièrement face à une concurrence internationale qui s’intensifie. Mais alors que les scandales s’enchaînent, une question reste ouverte : pour combien de temps encore ?

Texte et multimédia : Dorian Burkhalter et Chris Geiger

Photo de couverture : Keystone / Laurent Gillieron

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