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Pourquoi la Suisse protège si mal sa biodiversité

Drainage intensif des cours d’eau, mauvaise gestion des déchets ou encore poids des lobbies : la Suisse est mauvaise élève en termes de protection de la nature. Des associations de protection de la nature tirent pourtant la sonnette d’alarme.

Le verdict est à nouveau tombé. La Suisse est lanterne rouge en matière de respects des engagements sur la protection de la biodiversité, comme en 2012. En témoignent les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement et de la Conférence internationale sur la biodiversité des Nations Unies, la COP15. En comparaison avec ses voisins européens, la Suisse ne respecte pas ses engagements environnementaux. L’un des critères repose sur le nombre d’espèces menacées et la Suisse se trouve en bas du classement, avec un organisme sur trois figurant sur liste rouge. Les oiseaux nicheurs, les chauves-souris et la moitié des poissons sont menacés. Selon Pro Natura, 255 espèces d’animaux, de plantes et de champignons sont déjà éteintes en Suisse.

Un autre critère, le pourcentage de zones protégées. La Suisse n’en comptabilise que 13%, contre 50% pour la Croatie par exemple. Il faut bien sûr prendre en compte la topographie et la densité de population et force est de constater que, logiquement, la Suisse a condensé la majorité de ses habitants et de ses activités sur le Plateau. La population a augmenté de manière drastique, accroissant les besoins de production alimentaire. C’est ainsi que des marais ont été drainés et des rivières enfouies sous terre pour donner plus de terrain à l’agriculture.

Amphibiens et reptiles, grandes victimes du déclin de la biodiversité

”Il y a un siècle, une rainette verte aurait pu se balader de Romanshorn en Thurgovie à Genève en croisant des congénères tout le long du chemin”, explique le biologiste Jérôme Pellet, professeur à l’Université de Lausanne. ”Mais aujourd’hui, elle va s’ennuyer, car il ne reste que quelques noyaux de population. Dans le canton de Vaud, il en reste un à Aubonne et un autre sur la rive sud du lac de Neuchâtel”, déplore le fondateur du bureau d’études n+p, une entreprise spécialisée dans les conseils et expertises dans le domaine de la conservation de la nature et du paysage.

La rainette verte souffre du drainage des marais. Elle a complétement disparu du canton de Genève. ©Unsplash/Joan Li


Un constat parmi d’autres qui souligne la préoccupation générale des défenseurs de l’environnement en Suisse. Tous s’accordent à dire que les milieux aquatiques helvétiques se portent mal. ”Presque tous les groupes d’espèces sont menacés, mais trois quarts des reptiles et des amphibiens sont sur liste rouge”, affirme Sarah Pearson-Perret, secrétaire romande de Pro Natura. La raison ? En jetant un coup d’œil aux cartes de la Confédération, on constate que 90% des zones humides et aquatiques ont disparu en deux siècle. ”C’est tristement simple : on enlève des étangs, il n’y a plus de grenouilles”, ajoute Jérôme Pellet.


CARTE – 90% des cours d’eau ont été asséchés en deux siècles

© Office fédéral de l’environnement (OFEV)


La santé du Léman préoccupe

Rivières et marais ont été drainés, mais reste alors les grandes étendues d’eau comme le lac Léman. Sauf que celui-ci souffre de la pollution plastique et les spécialistes sont inquiets. Des études sont en cours pour déterminer à quel point les poissons ingèrent du plastique et l’impact que cela pourrait avoir sur les humains, au bout de la chaîne alimentaire. Ce phénomène serait lié à la mauvaise gestion des déchets.

VIDÉO – Le pêcheur Henri-Daniel Champier déplore l’abandon des déchets

Avec l’érosion, les plastiques deviennent des microplastiques, des particules de moins de 5 mm. Et au total, 55 tonnes de plastique entrent dans le lac chaque année, soit l’équivalent du poids de 70 vaches, selon les chiffres de l’association Oceaneye. Le littering (le fait que les gens abandonnent leur déchets) constituent un vrai problème. Si les emballages constituent une bonne proportion des déchets trouvés dans le lac, la principale source de plastique dans le Léman provient de l’érosion des pneus. Suivent les textiles dont certaines fibres s’écoulent avec l’eau de la lessive, et les cosmétiques.

L’équivalent en plastique du poids de 70 vaches se retrouve chaque année dans le lac

Source: Oceaneye

Oceaneye, une association à but non lucratif établie à Genève et active depuis 2011, a pour but de lutter contre la pollution plastique des mers mais aussi du Léman. Outre les nombreuses expositions et campagnes qu’elle mène, elle analyse et cartographie les échantillons de microplastiques envoyés par ses voiliers partenaires.

VIDÉO – Pour Laurianne Trimoulla, la pollution du lac est comparable à celle des mers et des océans

Selon Oceaneye, le Suisse utilise chaque année 125 kg de plastique et produit 80 kg de déchets plastique. L’association estime que les fleuves charrient plus de 6 millions de tonnes de déchets solides par an, avant qu’ils soient déversés dans les océans puis rassemblés par les courants marins. Ces déchets se fragmentent en particules dont les dimensions vont du millimètre au micromètre, égale à celles du plancton. Une fois cet état atteint, ils sont ingérés et absorbés par les organismes, qui s’intoxiquent ou s’étouffent, les confondant avec le plancton.

Des bénévoles de la fondation Mart (Mouvement pour les animaux et le respect de la Terre) lors de l’action nettoyage de la Réserve du Fort à Noville. © KEYSTONE/Jean-Christophe Bott


Une étude d’Oceaneye en 2020 a évalué les flux de plastique qui quittent le Léman via le Rhône et contribuent à la pollution de la mer Méditerranée. Même si des efforts significatifs sont réalisés sur le bassin versant du Léman pour la collecte et le traitement des déchets plastiques, des mesures supplémentaires doivent être prises.

Parmi les solutions pour améliorer la santé du lac, Oceaneye propose de réduire ou interdire les emballages ou les suremballages et les usages uniques. Donner la possibilité aux consommateurs d’acheter en vrac, promouvoir massivement les produits favorisant une économie circulaire et interdire à terme tous les emballages non-recyclables ou non-réutilisables pourraient aussi être envisagé. Enfin, Oceaneye propose d’introduire dans le programme scolaire une formation sur les méfaits du littering (le fait que les gens abandonnent leur déchets).

La plateforme LéXPLORE au large du port de Pully permet à de nombreux groupes de scientifiques d’étudier la santé du lac Léman. ©Nicolas Vos


La santé du lac au cœur de la recherche

La pollution du lac interpelle différents spécialistes. C’est pourquoi la plateforme LéXPLORE a été installée en 2019 à Pully. L’infrastructure fournit des mesures en continu, jour et nuit et par toutes conditions météorologiques. Avec ce jeu de données, les spécialistes peuvent évaluer les impacts des changements globaux et surveiller la santé générale du lac Léman. De nombreux scientifiques l’utilisent, dont un groupe de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) qui s’intéresse justement aux microplastiques et à leurs effets sur les organismes. Pour l’heure, les études en sont à leurs balbutiements. La plateforme LéXPLORE restera en place jusqu’à 2029.

VIDÉO Florian Breider, directeur du laboratoire central environnement de l’EPFL explique où en sont les recherches 

Ces oiseaux qui paient les erreurs du passé

Si les milieux aquatiques sont les plus en danger, les oiseaux sont un bon baromètre pour évaluer la situation de la biodiversité helvétique. En cent ans, le nombre d’oiseaux en Suisse a connu un déclin dramatique, selon une étude menée par BirdLife Suisse. Plus d’une espèce d’oiseaux sur trois est aujourd’hui sur liste rouge.

La pie grièche illustre le déclin de l’avifaune en Suisse: seule la pie grièche écorcheur niche encore en Suisse. ©Unsplash/Sudheer Nunna


Le drainage des marais est l’une des causes de cette disparition, mais ce n’est pas la seule. Leur écosystème a été dégradé en plusieurs étapes. Dans les années 50, une loi visant à lutter contre l’alcoolisme entraîne l’abattage des vergers haute tige et des millions d’arbres fruitiers sont éradiqués. Un vrai coup dur pour les oiseaux.

AUDIO – L’ornithologue Laurent Valloton explique comment l’abattage des arbres a entraîné la disparition de nombreuses espèces d’oiseaux

Certaines espèces d’oiseaux ont ainsi carrément disparu. L’exemple emblématique est la pie grièche, explique Laurent Valloton. Au début du XXe siècle, on trouvait encore la pie grièche grise, la pie grièche à poitrine rose et la pie grièche à tête rousse. Aujourd’hui, seule la pie grièche écorcheur niche encore en Suisse.

40%

C’est le pourcentage d’oiseaux sur liste rouge en Suisse

20% des espèces d’oiseaux sont en passe de s’inscrire sur liste rouge. C’est le cas de l’alouette des champs, de la caille des blés ou encore du râle des genêts. Ces espèces-là sont victimes des machines agricoles, explique Laurent Valloton. Les oisillons se font régulièrement broyer par les faucheuses, alors que certains adultes se font couper les pattes en décollant trop tard.

Pour les défenseurs de la nature, l’agriculture intensive engendre plusieurs problèmes: pesticides, drainage des cours d’eau et fauches ont privé plusieurs espèces de leur habitat naturel.  © Unsplash/Mirko Fabian


L’agriculture intensive est largement pointée du doigt par les défenseurs de la biodiversité, principalement à cause des pesticides. Ils représentent une part importante du problème puisqu’ils tuent les insectes dont se nourrissent les oiseaux. Entre 2008 et 2016, 2’200 tonnes de pesticides par an ont été vendues en Suisse. Une situation de laquelle il est difficile de sortir selon Juri Auderset, historien spécialisé sur la question des pesticides.

AUDIO – Pour Juri Auderset, les agriculteurs sont dans un cercle vicieux concernant les pesticides 

Qu’il ne reste que des confettis de nombreux biotopes précieux, le Conseil fédéral en est conscient. C’est écrit noir sur blanc sur le site de la Confédération. Il entend d’ailleurs vouloir atteindre 17% de zones protégées avec un contre-projet sur la biodiversité. Mais il dit aussi qu’il ”ne souhaite pas créer de nouvelles surfaces de promotion de la biodiversité, mais améliorer leur qualité et leur mise en réseau”. Pourtant, à l’international, la Suisse s’est engagée à dédier 30% de son territoire à la nature. Cela semble déjà compromis.

Plus qu’ailleurs, le poids des lobbies

Le gouvernement ne fait pas donc pas de la biodiversité une priorité. Un phénomène qui s’observe dans les pays riches, selon Denis Couvet, président de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité : ”L’empreinte écologique est très corrélée à la richesse de l’humain. Et la richesse se fait le plus souvent aux dépens des écosystèmes.” En Suisse, malgré les initiatives lancées en faveur de la biodiversité, ”la priorité est toujours mise sur la santé”, analyse Sarah Pearson-Perret.

La problématique est bien sûr politique. Plus qu’ailleurs, selon André Mach, professeur à l’Unil. La Suisse serait le pays où l’influence des groupes d’intérêts sur le monde politique est la plus importante. ”Sur les aspects environnementaux, les paysans et en particulier l’organisation faîtière de l’Union suisse des paysans sont réticents à tout ce qui touche aux réglementations dans les activités des agriculteurs”, analyse celui dont les recherches portent sur les élites et les groupes d’intérêt en Suisse. ”Quand un projet de loi passe au Parlement, il passe aussi par une phase qu’on appelle pré-parlementaire où les lobbies sont très présents”. Malgré la faible proportion de Suisses travaillant dans le domaine de l’agriculture – environ 3% –, au Parlement, l’agriculture pèse lourd dans la balance.

A en croire certains défenseurs de la nature, rien n’est fait pour améliorer la situation. ”La Suisse est tout en bas, derrière la France, l’Allemagne et l’Italie. C’est un déni énorme. Les Suisses ont toujours pensé qu’ils étaient les plus avancés en termes de respect de l’environnement parce qu’à l’époque, ils avaient été les premiers à se soucier de recyclage. Ils sont désormais les cancres, à force de ronronner depuis trois décennies”, analyse Antoine Guisan, professeur spécialisé dans la biodiversité à l’Université de Lausanne.

La solution : recréer les biotopes

Pour tenter de remonter la pente, la Suisse devrait réduire le nombre d’espèces menacées. Pour BirdLife, il existe des solutions pour lutter contre le déclin de l’avifaune.

AUDIO – François Turrian souligne l’importance de recréer les habitats naturels 

La solution serait de reconstituer leurs biotopes, analyse Jérôme Pellet. ”Réaménager les étangs, libérer les rivières de leurs corsets par les programmes de renaturalisation des cours d’eau et ça irait déjà beaucoup mieux. Puis restaurer les marais en désactivant les réseaux de drainage qui les assèchent.” Mais revitaliser un cours d’eau pour voir s’y développer des milieux et entraîner la reproduction d’amphibiens, cela nécessite beaucoup de place. De la place que peu de personnes veulent donner. ”Quand vous mettez dans une balance les francs par mètre carré et les grenouilles, le calcul est vite fait en Suisse. On est assez loin de l’image qui colle à la Suisse avec Heidi, les montagnes et les petites fleurs.”

Texte: Lena Vulliamy Multimédia : Nicolas Vos et Lena Vulliamy
Photo de une : © KEYSTONE/Jean-Christophe Bott

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