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Les chasseurs de créances dans le viseur des avocats

Des entreprises privées se spécialisent dans la chasse aux mauvais payeurs. À coup de courriers au ton comminatoire, ces sociétés de recouvrement exigent des frais d’interventions exorbitants dont la légalité est contestée. Les politiques refusent de se mouiller et les avocats partent en guerre.

« Un coup de massue. » C’est ainsi qu’Orlane Baumann exprime l’émotion qui l’a envahie lorsqu’elle a eu dans ses mains le courrier adressé à son fils Jolan, 25 ans, en juin 2020. Un décompte de la société de recouvrement Intrum SA lui réclame 1464 francs de frais de retard. Montant qui vient s’ajouter à une dette initiale de 2580 francs, datant de 2016, que la mère de famille avait mis deux ans à éponger. Elle en a la voix qui tremble: « À la fin de son adolescence, mon fils a traversé une période très dure. Il avait interrompu sa formation, arrêté de payer ses factures et n’allait même plus chercher ses recommandés. J’ai retrouvé par hasard les sommations d’Intrum abandonnées sur son lit. »

VIDÉO. Orlane Baumann, maman d’un jeune endetté: « Commencer dans la vie avec des poursuites, ça n’est vraiment pas évident. »

La mère de famille avait pourtant pris les choses en mains: « Je ne voulais pas qu’il s’enfonce encore plus, alors j’ai tout de suite contacté cette société. Ils ont accepté que je paie petit à petit, ce que j’ai fait jusqu’en 2018. Depuis, plus de nouvelles. Je croyais que c’était réglé. » Orlane Baumann tente en vain de contester cette nouvelle facture. Mais Intrum reste inflexible et pour toute réponse, engage une nouvelle poursuite contre son fils.

Des personnes fragiles face à des géants

Des factures qui s’empilent, une mauvaise passe, et parfois un simple oubli suffisent pour devenir la cible d’une société de recouvrement. Comme d’autres acteurs de cette branche, Intrum est une entreprise privée dont le fonds de commerce consiste à partir à la chasse aux impayés à la place du créancier d’origine. Mais les méthodes utilisées pour y parvenir, et surtout, les montants réclamés à titre d’intérêts de retard, font bondir les organismes qui tentent de venir en aide aux personnes surendettées. « Les nombreuses demandes de paiement, les méthodes en partie douteuses ainsi que les frais supplémentaires élevés effraient nos clients », regrette la Fondation Caritas.

Les nombreuses demandes de paiement, les méthodes en partie douteuses ainsi que les frais supplémentaires élevés effraient nos clients. Fondation Caritas

Les indemnités de retard que ces bureaux d’encaissement exigent peuvent en effet grimper jusqu’au triple de la facture d’origine et se cumulent à la dette dans une spirale sans fin. Souvent jusqu’à ce que la victime, déjà fragilisée, perde pied. Johanna Velletri, directrice de la fondation genevoise de Désendettement, le constate au quotidien: « Les lettres adressées par ces sociétés sont tournées de manière très juridique, avec des termes qui font peur. Les personnes que nous suivons ont l’impression qu’ils n’ont plus de maîtrise sur ce qu’ils doivent et que ça ne s’arrêtera jamais. Beaucoup nous disent avoir les larmes qui montent dès qu’ils tournent la clé de leur boîte aux lettres. »

VIDÉO. Johanna Velletri, directrice de la fondation genevoise de Désendettement: « Les sociétés de recouvrement détiennent une forme de pouvoir. »

Des multinationales à la tête de ce marché

Difficile de lutter à armes égales contre un secteur économique qui compte des mastodontes dans ses rangs. Le géant Intrum se présente sur son site comme un groupe actif dans 24 pays. En Suisse, l’entreprise d’origine suédoise compte parmi ses clients des poids lourds tels que Postfinance, DHL, Concordia ou même Generali. Parmi les leaders du secteur figurent aussi EOS, Infoscore, ou encore Creditreform, tous présents à l’international.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les affaires marchent. Selon Michaël Loss, porte-parole de l’Association Suisse des Sociétés Fiduciaires de Recouvrement (VSI), 1,4 million de nouveaux dossiers ont été ouverts en 2019, pour un volume total qui dépasse le milliard de francs. Un chiffre non exhaustif et qui ne concerne que les trente sociétés membres. D’autres entreprises suisses très actives n’en font pas partie. Par exemple la société lausannoise Debitors management SA, qui emploie une trentaine de collaborateurs.

GRAPHIQUE. Les dossiers ouverts par l’Association Suisse des Sociétés Fiduciaires de Recouvrement ont augmenté entre 2018 et 2019.

Des frais douteux qui explosent les factures

Sur le décompte présenté à Jolan Baumann, huit lignes différentes viennent gonfler la dette d’origine. Parmi elles, en vrac: 570 francs pour des paiements partiels, des frais de poursuite, de notification, des intérêts de retard pour 229 francs et des « frais de dommage supplémentaire selon 106 CO (Code des obligations) » arrêtés à 395 francs.

Mais quelle justification avance Intrum pour ajouter près de 60% à la facture de base? Interpellée sur cette question, la société assume: « Le débiteur a signé une reconnaissance de dettes en 2016 lorsque nous lui avons accordé un paiement par acomptes. » S’agissant plus spécifiquement des frais d’intervention motivés par l’article 106 CO, Intrum nous renvoie aux barèmes appliqués dans la profession et recommandés par la VSI, association dont elle est membre: des forfaits progressifs calculés proportionnellement à la dette en souffrance. À titre d’exemple, les frais sont arrêtés à 80 francs pour un impayé de 50 francs, et à 392 francs si le défaut se monte à 2400 francs.

GRAPHIQUE. Plus la facture en souffrance est basse, plus les frais de retard exigés par la société de recouvrement sont, en proportion, élevés.

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Source: VSI

Cette échelle trouve sa source dans une étude réalisée par Heiko Bergmann, professeur en entreprenariat à l’Université de Saint-Gall. Il analyse les dommages causés aux entreprises par les défauts de paiement et en déduit un barème forfaitaire en termes de coûts. Ce travail, commandé à l’origine par l’Union suisse des arts et métiers (USAM), une association patronale, a valeur de religion dans le secteur du recouvrement.

Des frais illégaux?

Pourtant, les forfaits estimatifs du professeur de management saint-gallois n’ont jamais été validés par le Tribunal fédéral. Encore moins pour justifier les honoraires d’encaissement des sociétés de recouvrement sous couvert de « dommage au créancier ». Au contraire, leur application est fermement contestée parmi les juristes et les associations de consommateurs.

 

L'article 106 du Code des obligations n'est d'aucun secours aux sociétés de recouvrement. Grégoire Geissbühler, avocat

Grégoire Geissbühler, docteur en droit, avocat et auteur d’une thèse sur le recouvrement privé de créances, est catégorique: « L’article 106 du Code des obligations n’est d’aucun secours aux sociétés de recouvrement. Il permet certes au créancier d’être indemnisé si un retard de paiement lui cause un dommage. Mais d’une part, il doit le prouver sur la base de coûts effectifs, certainement pas forfaitaires. Et d’autre part, s’il choisit de faire appel à un professionnel pour agir à sa place alors que les démarches sont simples et à la portée de tous, c’est à lui de payer pour ce service. »

AUDIO. Grégoire Geissbühler, avocat: « La société de recouvrement voit le pourcentage qu’elle peut encaisser, ce qui est source de dérives. »

Un avis que partage aussi Jean-Christophe Schwaab, docteur en droit et membre du comité directeur de la Fédération romande des consommateurs: « Les impayés font partie du risque entrepreneurial, il n’y a pas de justification à reporter les frais d’un service de recouvrement sur le débiteur. »

Les assauts des professionnels du droit laissent de marbre Kornel Tinguely, directeur de la société de recouvrement Creditreform Romandie GNT SA et vice-président de la VSI: « Le créancier a des frais! Qu’il essaye de récupérer son argent lui-même ou qu’il externalise son travail. Les banques ou les assurances peuvent se permettre de faire les démarches elles-mêmes, mais prenez les artisans, qui ne sont pas au fait avec l’administratif, comment font-ils? Pour eux, nous sommes vitaux! Je fais du travail social, j’aide les PME à survivre. »

Kornel Tinguely, vice-président de la VSI et directeur de Creditreform GNT SA (photo:  Christophe Moreillon)

 

L’homme d’affaires va jusqu’à défendre bec et ongles son business: « Les conséquences du non-paiement se répercutent aussi sur les consommateurs, dans leur grande majorité. Je ne suis pas d’accord de payer mon pain 20 centimes plus cher parce qu’il y a des gens qui ne paient pas le leur. C’est normal que les gens qui vivent au-dessus de leurs moyens assument les conséquences d’avoir violé leurs engagements ».

Je fais du travail social, j'aide les PME à survivre. Kornel Tinguely, vice-président de la VSI et directeur de Creditreform GNT SA

Des propos culpabilisants que Léa peine à entendre. La Genevoise ne comprend toujours pas pourquoi elle a dû payer si cher le prix d’une période difficile dans sa vie. Prise dans l’engrenage des dettes lorsqu’elle était étudiante, elle a vu ses factures d’assurance maladie et de médecin s’accumuler. Et en sept ans, c’est près de 4000 francs de frais de retard qu’elle a dû verser à différentes sociétés de recouvrement.  « J’avais un studio de 23 mètres carrés que je payais 1170 francs, je cumulais trois jobs, je faisais mes courses chez Denner, je ne sortais pas. Ce n’est pas vraiment ce que j’appellerais vivre au-dessus de mes moyens. » Pour s’en sortir après des années de galère, Léa a dû se résoudre à demander un soutien financier à ses proches.

VIDÉO. Léa, victime de sociétés de recouvrement: « Je ne me suis pas vue aller devant un tribunal. »

Mais Léa, comme tant d’autres, a payé par dépit des frais qui ont avant tout permis de faire fonctionner le business des chasseurs de créances. Kornel Tinguely nous a transmis le contrat-type proposé à ses clients. On y découvre que la commission, entre 4% et 14% sur la somme récupérée, n’est due qu’en cas de succès. Et surtout, que les frais encaissés sous couvert de l’intimidant article 106 CO ne sont pas reversés au créancier d’origine. « Ce sont nos honoraires », nous confirme le directeur. Les entreprises qui font appel à ses services n’en voient pas la couleur.

Politiques inactifs, avocats offensifs

Les querelles autour des pratiques des sociétés de recouvrement, que ce soit pour leurs méthodes intimidantes ou leurs frais, ne sont pas nouvelles. En 2012, l’ex-conseiller aux États Raphaël Compte (PLR/NE) déposait un postulat demandant au Conseil fédéral de mieux les encadrer.

Le gouvernement ne répondra que cinq ans plus tard, le 22 mars 2017. Dans un rapport détaillé, il reconnaît que le débiteur n’a pas à prendre en charge les frais d’une maison de recouvrement si le recours à ce service n’est ni nécessaire, ni approprié. Idem si le créancier n’a pas d’honoraires à payer, ou seulement une modeste commission. Et c’est le cas lorsqu’il a convenu avec le recouvreur de récupérer la créance principale moyennant de lui laisser encaisser des frais d’intervention. Le problème est donc clairement pointé du doigt. Mais le Conseil fédéral, estimant le cadre légal suffisant, redirige les lésés vers les tribunaux.

Ces sociétés ne veulent pas d’une jurisprudence de principe, ça signifierait la fin des haricots pour elles. Tano Barth, avocat

« Une façon de refiler la patate chaude », s’insurge l’avocat genevois Tano Barth. L’homme de loi représente actuellement une dizaine de clients devant les tribunaux pour des procédures civiles, mais aussi pénales, dirigées contre des sociétés de recouvrement: « Souvent, les litiges portent sur des petits montants, donc neuf fois sur dix, les gens payent par peur de risquer encore plus de frais. Et les entreprises actives dans le recouvrement n’ont pas envie que le cas soit tranché par la justice. Elles bastent dès qu’un procès est ouvert. Ces sociétés ne veulent pas d’une jurisprudence de principe, ça signifierait la fin des haricots pour elles. »

Outre les difficultés pour les victimes de s’adresser à la justice, l’avocat souligne aussi le manque de moyens du Ministère public quand, enfin, quelqu’un ose porter plainte: « Il est très difficile de mener une enquête contre une grande entreprise. Il faut mener des perquisitions, mettre des dizaines de personnes en examen, instruire des milliers de pièces. Faute d’une loi ou d’une jurisprudence vraiment claire sur la question, il est rare qu’un procureur ait le courage de le faire. »

VIDÉO. Tano Bath, avocat: « Il y a là une forme de justice de classes. »

Les procédures en justice se multiplient

Tano Barth, qui a fait de la lutte contre les frais des sociétés de recouvrement sa croisade, espère voir les plaintes devenir systématiques: « Si plus de personnes osent saisir la justice, alors le Ministère public n’aura plus le choix: il devra enfin et une bonne fois pour toutes se saisir du problème. »

Pour moi, c'est clairement trop tard. Mais pour tous les autres qui vivent ce que j'ai vécu, j'espère que ce harcèlement s'arrêtera enfin. Léa, victime de sociétés de recouvrement

Signal fort que les mentalités évoluent, l’avocat n’est pas le seul à monter au front. En octobre 2020, deux cadres d’une société de recouvrement ont été condamnés pour tentative d’extorsion et chantage dans le canton de Vaud. Ils ont fait recours, mais la perspective d’une décision qui fera jurisprudence se profile, car le procureur, estimant la sentence trop clémente, en a fait autant. À Zurich, c’est une grande société du secteur qui est visée par une instruction pénale suite à plusieurs plaintes.  Une lueur au bout du tunnel pour les victimes? « Pour moi, c’est clairement trop tard, confie Léa. Mais pour tous les autres qui vivent ce que j’ai vécu, j’espère que ce harcèlement s’arrêtera enfin. »

Texte et multimédia Silvia Diaz, Christophe Moreillon

Photos Silvia Diaz, Christophe Moreillon, Keystone, weblaw.ch

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